Ma nuit chez Maud.
En 1969, Ma nuit chez Maud nous apparut comme le film français le plus sérieux, le plus intelligent, le plus original et l'un des plus compréhensifs des vraies voies du cinéma que nous eussions vus depuis environ une décennie. Ce jugement, partagé d'ores et déjà par un certain nombre de spectateurs, reposait bien entendu sur quelques préalables qu'il convient de préciser brièvement.
Le plus sérieux: le « nouveau cinéma » avait tenté de nous habituer à une forme assez déplaisante de coquetterie intellectuelle et esthétique: épate-bourgeois, mépris du public, refus ou incapacité de raconter clairement une histoire cohérente (chose la plus difficile du monde), refus ou incapacité de faire du « beau travail », ce travail professionnel, poli et repoli, où l'artisan trouve sa fierté. Toute cette fausse culture, fausse parce que non vécue, superficielle et publicitaire, bouillonnant dans les petites marmites parisiennes, a miraculeusement épargné Éric Rohmer qui s'affirme comme un esprit sain, profond, mûr, à l'écart de la mode et de la réclame. Et surtout, en ce qu'il dit, en ce qu'il montre, il se respecte et respecte les autres; il parle à un auditoire idéal qu'il suppose capable de l'entendre puisqu'il fait ce qu'il faut pour être entendu de lui.
Le plus intelligent: Bien que la forme et le contenu de ses dialogues se réfèrent délibérément à la littérature et même à la philosophie, voire à la théologie, Ma nuit chez Maud se situe aux antipodes des balbutiements politico-métaphysiques par quoi de telles entreprises cinématographiques remplacent d'ordinaire la pensée. D'autre part, l'analyse que ce film propose des conduites humaines en général et de personnages inscrits de façon précise dans notre société, cette analyse pour une fois apparaît juste, c'est-à-dire à la fois clairvoyante et honnête. Le spectateur d'aujourd'hui, ou de toujours, peut se retrouver dans les êtres qui vivent devant ses yeux et qui ne sont ni des aliénés, ni des martiens, ni des entités porte-parole des phantasmes de l'auteur.
Le plus original: Par sa forme et par son contenu, d'ailleurs indissociables comme il convient dans une oeuvre réussie, et se renvoyant l'un à l'autre,Ma nuit chez Maud est une sorte de gageure. Il s'agit de filmer un dialogue privilégié, pour ainsi dire une pièce de théâtre: une « conversation sous un lustre ». Et de filmer cela de telle manière que le résultat ne soit pas du tout une pièce de théâtre, que le dialogue s'enracine et s'incarne dans la réalité concrète, soit vivifié par une circulation sanguine étroitement reliée à l'environnement social et naturel. Il est beaucoup plus étrange, beaucoup plus rare et fascinant, de regarder et d'écouter sans ennui, nous dirions même avec passion, deux ou trois personnes qui discutent durant des quarts d'heure entiers du pari de Pascal, de marxisme ou des sacrements, que de voir la trente millième séquence de cet insolite de prisunic dont les épigones du surréalisme, les gâteux du cinéma d'art et les prophètes du contenu mental filmé nous assomment depuis soixante-dix ans.
L'un des plus compréhensifs des vraies voies du cinéma: tant par la structure et le déroulement de l'histoire, que par le mode de narration, ce film est l'un des plus solidement réalistes qui soient. Or, le réalisme a toujours été et sera toujours la voie centrale du cinéma, puisque c'est d'un désir de réalisme absolu (la reproduction du monde tel qu'il est) qu'est née la technique d'enregistrement des images, et puisque la technique se perfectionne au fil des années pour se rapprocher de plus en plus de cet idéal (son, couleur, grand écran, relief, etc.).
Comble de l'exotisme et de l'audace, l'histoire commence en son début, se poursuit en son milieu et s'achève en sa fin. Elle ne mélange ni les temps ni les lieux, connaît une progression, des incertitudes, une culmination (la nuit) et une apaisante retombée vers l'équilibre définitif. Quant à la mise en scène, d'une extrême sobriété et d'une grande rigueur, son classicisme promet à l'oeuvre une durable actualité.
On pourrait aborder Ma nuit chez Maud de plusieurs manières car ce film, le contraire d'une oeuvre didactique ou d'un film à thèse, est pourtant une sorte d'essai proposant au spectateur une somme de réflexions sur la vie et sur le monde. Ces réflexions s'ordonnent autour de trois axes principaux et interdépendants: les rapports entre les hommes et les femmes, le christianisme vécu et, se superposant aux divers aspects des relations entre les êtres d'une part et d'autre part entre les êtres et Dieu, le problème du hasard et de la providence, de la grâce pour les croyants, de la chance pour les autres: Ma nuit chez Maud, aussi bien par les ressorts de sa dramaturgie que par les propos de ses personnages, est avant tout un essai sur la conciliation du hasard et du miracle, disons sur le hasard providentiel.
Le scénario est construit à partir de quelques rencontres en apparence et peut-être en réalité parfaitement contingentes: rencontre du héros et de son ancien camarade Vidal, rencontre de Maud, rencontre de Françoise. Et ces hasards apparaissent si déterminants que la question inévitablement se pose de savoir s'ils ne sont pas aussi déterminés.
La première discussion entre le héros et Vidal sur la probabilité de leur rencontre est déjà une indication, en mineur, du thème qui va courir entre les fils de l'intrigue. Mais les événements les plus significatifs à cet égard sont les rencontres successives du héros et de Françoise, simple passante à bicyclette qui emplit instantanément Jean-Louis de l'évidence et de la certitude qu'elle est destinée à devenir sa femme. L'action, ici, se confondant avec le verbe, il convient pour une fois de citer, non des gestes, mais des mots:
J.-L. - Vous trouvez que j'ai eu tort de vous faire monter?
F. - Non. J'aurais pu vous envoyer promener.
J.-L. - J'ai toujours eu de la chance. La preuve, vous ne l'avez pas fait.
F. - J'ai peut-être eu tort... C'est la première fois que je me fais aborder comme cela par quelqu'un dans la rue.
J.-L. - Moi, c'est la première fois que j'aborde quelqu'un que je ne connais pas. Heureusement que je n'ai pas réfléchi, je n'aurais jamais eu le courage de le faire. (...) J'aime bien profiter du hasard. Mais je n'ai jamais eu de la chance que pour les bonnes causes. Même si je voulais commettre un crime, je crois que je ne réussirais pas.
F. - Comme ça, vous n'avez pas de problèmes de conscience!
J.-L. - Non, très peu. Vous en avez, vous?
En fait, la pensée d'Éric Rohmer est trop subtile, trop moderne et trop occidentale, pour se satisfaire d'une simple idée de prédétermination, qui rejoindrait alors le fatum des Anciens ou le « Inch Allah » des musulmans. Si notre vie peut être faite de miracles, il y faut aussi, et peut-être surtout, le don de les reconnaître. Autre définition de la liberté: savoir choisir les moments providentiels.
Remarquons, dans le dialogue, qui par une étonnante exception constitue l'essentiel de ce film sans en dénaturer la nature filmique, la fréquence d'apparition du mot « choix » (comme des mots « chance » et « hasard »).
Mais voici le problème posé:
F. - Vous n'avez pas l'air de quelqu'un qui semble vouloir compter sur le hasard.
J.-L. - Ma vie n'est faite que de hasards.
Sa vie n'est faite que de hasards, mais il calcule, il pèse, il filtre ce hasard. Il choisit ses miracles.
J.-L. - (...) Je me lie assez difficilement. Oui, je trouve idiot de se lier avec quelqu'un parce qu'il est votre voisin de table ou parce qu'il a un bureau à côté du vôtre. Vous ne pensez pas?
Françoise, pourtant, s'y tromperait. Ce garçon qui la rencontre au coin d'une rue et qui décide incontinent de l'épouser, il y a de quoi être déconcertée!
F. - (...) Contrairement à vous, je ne crois pas à la prédestination. Je pense qu'à chaque instant de notre vie, nous sommes libres de choisir. Dieu peut nous aider dans ce choix, mais il y a un choix.
J.-L. - Et moi aussi je choisis. Il se trouve que mon choix est toujours simple.
Pourtant, Jean-Louis finit par exprimer complètement son idée:
J.-L. - J'aimais une fille, elle ne m'aimait pas, elle m'a quitté pour un autre. Et finalement c'est très bien qu'elle l'ait choisi, lui et pas moi.
F. - Oui, si elle l'aimait.
J.-L. - Oui, mais je veux dire: c'est très bien pour moi. En fait je ne l'aimais pas vraiment... L'autre a quitté pour elle sa femme et ses enfants. Moi, je n'avais ni femme ni enfants à quitter. Mais elle savait bien que même si j'en avais eu, je ne les aurais pas quittés pour elle. Donc, cette malchance en fait était une chance.
Ainsi, les événements se combinent parfois avec un certain bonheur, mais souvent en vain, car beaucoup d'hommes et de femmes ne voient pas ou se refusent à saisir la perche qui leur est tendue. Notre héros n'est pas de ceux-là.
La chance ou la grâce, ce peut être celle de trouver Dieu, c'est aussi, dans le grand chassé-croisé des hommes et des femmes, quelques rencontres pour toute une vie, et quelquefois le germe d'un miracle. Encore faut-il, nous l'avons vu, que les deux êtres soient également doués de cette faculté de reconnaître le miracle, sans quoi le germe avorté se diluera dans la fuite des jours. Combien d'hommes et de femmes passent à côté du bonheur, les yeux fixés sur un mirage et, qui plus est, souvent médiocre. Ainsi, Maud aurait pu être le mirage de Jean-Louis. Mais ce dernier, en dépit de sa banalité apparente, est bel et bien un être exceptionnel; c'est en quoi il nous intéresse exceptionnellement: il a le don; il perçoit l'instant - ou l'être - providentiel. Une inconnue passe à bicyclette et c'est la femme de sa vie.
Il faut être chaisière à Saint-Germain-des-Prés ou moine sur le mont Athos pour croire un instant que Jean-Louis s'est trompé en ne préférant pas Maud. Cette jeunne femme charmante, brillante et compliquée par les épreuves est la dernière à pouvoir combler la vie d'un Jean-Louis compliqué par les scrupules de sa morale et les détours de son esprit. C'est de simplicité, de netteté, d'un charme un peu plus feutré, d'une tendresse moins crispée, moins expérimentée qu'il a besoin; pour qu'il se repose, qu'il se rassure, qu'il fasse la paix pour toujours. L'équilibre que son bon sens lui désigne, Françoise le lui apportera. Ils courront vers la mer, tenant leur enfant par la main: un des beaux plans évidents et simples, à la Flaherty, à la Dwan, de l'anthologie cinématographique du bonheur.
Ce bon sens, en voie de disparition chez ses contemporains, Jean-Louis le sécrète en abondance et sans se perdre dans ses phrases, comme l'araignée dévide son fil interminable, l'enchevêtre, le tisse et, la toile achevée, se retrouve installée au centre. L'amour tel qu'il le conçoit n'est ni l'amour fou des adolescents prolongés qui se délivrent dans leurs écrits de la médiocrité de leur vie ni les quadrilles où l'on change sans cesse de cavalier sans changer de musique, divertissement bien monotone et bien propre à engendrer la mélancolie. L'amour ne doit être ni une passion ravageuse ni l'échange de deux fantaisies, mais l'épanouissement de deux êtres l'un par l'autre, dans leur coeur et dans leur chair:
Maud. - Alors, si vous trouviez celle que vous cherchez aujourd'hui, vous vous marieriez tout de suite et vous jureriez de lui être fidèle pour la vie?
J.-L. - Absolument.
M. - Vous êtes sûr d'être fidèle à votre femme?
J.-L. - Oui, évidemment.
M. - Et si elle vous trompe?
J.-L. - Si elle m'aime, elle ne me trompera pas.
M. - L'amour, ce n'est pas éternel.
J.-L. - Si, tel que je le conçois. S'il y a une chose que je ne comprends pas, c'est l'infidélité. Ne serait-ce que par amour-propre, je ne veux pas dire blanc après avoir dit noir; si je ne l'aimais plus, je la mépriserais.
Ces propos sur la fidélité rendent un son fort étrange au milieu du concert d'absurdités que l'on diffuse aujourd'hui, partout et à chaque instant, pour persuader aux hommes qu'ils ont intérêt à devenir en ce qui touche à l'amour aussi disponibles que les chiens. Et pourtant, où est le problème?
J.-L. - (...) Quand on aime vraiment une fille, on n'a pas envie de coucher avec une autre. Il n'y a pas de problème.
Et puis l'amour, ce n'est pas une maladie ou une fatalité qui s'abat sur le pauvre monde et à laquelle on est livré pieds et poings liés. Pour qu'il soit durable et constructif, il y faut, comme en toute chose humaine, le contrôle de la raison et l'observation d'une discipline.
M. - Je n'aime pas votre façon d'aimer sous condition.
J.-L. - Je ne vous ai pas dit qu'il fallait aimer sous condition, je vous ai dit qu'il fallait n'aimer qu'une seule femme. Je ne vois pas où est la condition.
M. - Je ne parle pas de cela, mais de votre façon de calculer, de prévoir, de classer...
Notons qu'une telle conception de l'amour, reposant sur la fidélité, pourrait tout aussi bien être défendue par un incroyant. Un malentendu veut que ce soit la religion qui en impose la règle, alors qu'il s'agit à l'origine d'un impératif psychologique élémentaire - le sens de la propriété sexuelle - que la religion n'a fait qu'entériner, pour assurer à l'union de deux êtres les plus grandes chances de stabilité, état bénéfique aussi bien à la société qu'à l'individu.
Mais il se trouve que notre héros est catholique, pratiquant, préoccupé des problèmes de la foi et ce n'est pas la moindre particularité du film que de nous proposer ce personnage très nouveau d'un homme jeune qui vit quotidiennement son christianisme. Jean-Louis entretient avec la religion une double relation: d'une part, il cherche à l'harmoniser avec sa vie, d'autre part, il y puise pour la conduite de sa vie des principes d'harmonie. De même qu'il est un amoureux raisonnable, il est un chrétien raisonnable, peu tourmenté, qui aspire à l'équilibre et y parvient.
On a parlé, à propos du dialogue, de Valéry, de Diderot, voire de Marivaux ou de Voltaire. C'est dire leur style profondément français. On renoue ici avec une tradition bien vivante, faite de clarté, de précision, d'ordre et de logique. Ici, plaisir vraiment souverain, les brouillards du Nord et les logomachies d'Europe centrale fondent comme neige au soleil. Mais ce serait passer à côté de l'essentiel, que de ne pas voir à quel point ce dialogue est en réalité une action, l'action du film, son moteur. Et cette action toute morale s'inscrit dans un décor jamais abstrait, toujours présent: la vie provinciale, une ville (Clermont-Ferrand), la messe, le restaurant, la librairie, le jour, la nuit, une rue décorée pour Noël, la neige qui tombe, un paysage sous la neige, une plage, les bruits de circulation. Ma nuit chez Maud est un beau film, car c'est un filme incarné, où l'intelligence ne devient jamais théorique et desséchante. Elle est ici comme la fontaine qui vivifie le marbre - ou le celluloïd. Parce qu'il est à contre-courant de la grande dégringolade qui menace notre civilisation, parce qu'il maintient envers et contre tout les droits du bon sens et de la rigueur, Éric Rohmer est en situation bien précaire dans notre présent. Mais, précurseur d'un nouveau classicisme, il a - sans doute - l'avenir pour lui.
Les apprentissages de Perceval.
Le spectateur non prévenu qui regarde les premières scènes de Perceval le Gallois croit être tombé sur une autre planète. Des arbres de métal découpé figurent une forêt. Une façade de château en matériau léger, toujours la même, représente tous les châteaux qui jalonnent le récit. Seuls changent les écussons au-dessus de la porte. Un ciel et un sol peints, des intérieurs dont la décoration variée dissimule une architecture unique sont le lieu des déplacements circulaires des acteurs, qui y évoluent comme sur une piste de cirque. L'action est soulignée par des choeurs de jeunes gens qui grattent des instruments médiévaux.
Et que disent-ils, ces comédiens vêtus avec une extrême précision historique et dont le parfait naturel contraste avec la stylisation du décor? Un poème en octosyllabes de Chrétien de Troyes.
Pour peu qu'on ne se laisse pas rebuter d'emblée, le charme opère insensiblement. La qualité plastique des plans, les subtils mouvements des personnages, la beauté des visages, l'élégance des attitudes, le rythme du texte et sa finesse (sa drôlerie parfois), composent une cantate savante, répétitive, qui imprègne et ravit. Une action de grâce.
L'auteur de Perceval ou le conte du Graal, Chrétien de Troyes, né dans la capitale champenoise vers 1137, mort probablement en 1190, est considéré comme le plus grand poète français de son temps et l'initiateur du roman moderne. Rappelons qu'à l'origine, « roman » signifie poème en langue romane, intermédiaire entre le bas-latin et le français. Le Roman de Renart, par exemple, est un recueil de fables, un bestiaire anthropomorphique sans le moindre rapport avec ce que nous appelons aujourd'hui un roman. Les romans de Chrétien de Troyes en revanche, bien qu'écrits en vers, introduisent dans l'action des développements psychologiques et moraux, des analyses de comportement, une ironie qui n'est plus le comique des fables et surtout des techniques de narration très élaborées: récit et dialogue, individualisation nuancée des personnages, entrelacs des intrigues.
« On pense, signale Éric Rohmer, que ces romans étaient destinés à un public essentiellement féminin. La femme occupe une place très importante dans tous les romans de Chrétien de Troyes. Qu'il s'agisse de Perceval, de Lancelot ou du Chevalier au lion, ce sont des histoires d'amour. »
Ces histoires préfigurent ainsi le roman courtois du XIIIe siècle et les adaptations en prose (XVe et XVIe) des cycles chevaleresques, chemins qui ménent au roman tel que nous l'entendons depuis le XVIIe siècle. L'oeuvre de Chrétien de Troyes s'inscrit contre une vision fataliste de la passion, ressort de la légende celtique, pour prôner un volontarisme de l'amour librement consenti. Conception extrêmement moderne qui implique que ses récits soient, entre autres, des « éducations sentimentales » dont les héros doivent faire leurs preuves. De tous ses romans, Perceval est certainement le plus engagé sur la voie de l'éducation. C'est, par excellence, le roman de l'apprentissage.
Appartenant au cycle arthurien, il conte les aventures d'un jeune Gallois ingénu, né dans un château au coeur de la forêt. Sa mère, qui a perdu son époux et ses autres fils au combat, tente de le préserver des dangers en l'élevant dans l'ignorance de la chevalerie. Mais un jour, à la chasse, il rencontre des cavaliers si beaux dans leur armure qu'il les prend pour le Saint-Esprit entouré de ses anges. Au grand dam de sa mère, il décide de devenir chevalier.
La succession d'épisodes qui marquent son itinéraire décrit une ligne en progrès constant, en dépit des obstacles et des erreurs: de la naïveté à la sagesse, d'un égocentrisme presque animal au respect d'autrui, de la crédulité à la foi. Éducation physique, sentimentale, morale, sociale et religieuse.
« Toutefois, indique Éric Rohmer, je n'ai pas exagéré cette naïveté ni forcé son côté comique. Pour préserver le ton élégant de ce roman pour châtelaines, je n'ai pas voulu tomber dans la grosse farce, même si beaucoup de moments, dans le texte, sont très forts, très drôles. J'ai dit qu'il y avait du Buster Keaton chez Perceval ou plus exactement qu'il y a chez Buster Keaton du chevalier. Mais son comique est plus drôle parce que d'ordre essentiellement physique alors que, dans Perceval, il provient du texte seul. »
« Le texte seul », nous le verrons plus loin, est la clé de Perceval le Gallois comme de tous les films de Rohmer. C'est pourquoi il n'était pas superflu de prendre en compte son contexte historique et littéraire.
Sur le plan de la forme, l'entreprise apparaît fort singulière. Ne se référant à aucun modèle connu, elle est pourtant immédiatement assimilable et parfaitement lisible. Définition et privilège des grandes oeuvres dont la forme, pour ainsi dire, exsude de manière naturelle des mobiles qui les inspirent. Encore que cette spontanéité soit souvent, et ici plus qu'ailleurs, le fruit d'un labeur obstiné.
La singularité du film provient pour une part notable de son décor unique, polyvalent, rigoureusement artificiel qui, selon le metteur en scène, « constitue un hommage au théâtre du Moyen Age (...) un peu dans l'esprit de la représentation des mystères, où des décors fixes figurant le ciel, l'enfer, etc., restaient sur scène et parfois se déplaçaient sur des roulettes ».
Au certificat de nouveauté décerné à cette oeuvre, on pourrait objecter qu'il ne s'agit pas là du premier décor stylisé construit dans un studio de cinéma. Certains cinéastes de la période expressionniste ont peint des rues convulsives, bordées de maisons bizarrement titubantes. Mais le jeu des comédiens grimaçait et se contorsionnait à l'unisson. Le tempérament d'Éric Rohmer, qui le porte aux antipodes de la grimace expressionniste, ne pouvait se conformer à de tels exemples. Ses interprètes jouent avec le plus grand naturel, dans des costumes tout à fait réalistes. L'exactitude historique a conduit aussi le choix des objets qu'ils manipulent, armes et instruments divers. Ce contraste entre l'environnement et l'ustensile traduit à la fois le peu d'attention accordée par Chrétien aux paysages et la présence concrète, insistante, des objets dans son récit. On peut y avoir en outre, bien que Rohmer s'en défende, une allusion à de nombreuses miniatures antérieures au XIVe siècle, qui allient un vérisme naïf des personnages au premier plan et de leurs activités industrieuses ou militaires à des fonds simplifiés, symboliques, voire purement décoratifs.
Autre source d'étonnement dans ce film: le dialogue. Les vers presque tels quels, légèrement adaptés ici et là, lorsque la vieille langue devient incompréhensible. Traduction - par Rohmer - très respectueuse, qui préserve la saveur du texte au point de maintenir la narration à la troisième personne quand un perssonnage, pour décrire sa propre situation, récite des morceaux non dialogués dans le poème. Au bout de quelques instants, la convention est acceptée et digérée aussi aisément que celle du décor.
Que les dialogues versifiés passent l'écran, on le savait depuis longtemps: par Sacha Guitry, Abel Gance (Cyrano contre d'Artagnan), la télévision (Renaud et Armide de Cocteau; Racine, Molière...). C'est pour une autre raison que le contenu verbal de Perceval le Gallois nous intéresse. Une raison pour laquelle ce film représente l'aboutissement extrême de l'entreprise cinématographique complètement originale d'Éric Rohmer; pour laquelle aussi la volonté de respecter le texte, que renforce l'hommage du décor au théâtre médiéval, va bien au-delà d'un simple réflexe d'humaniste.
A l'exception peut-être de Mankiewicz, sollicité par le problème sans vraiment parvenir à le résoudre, les films de Rohmer sont les seuls à envisager le dialogue comme le sujet même de leur mise en scène et non pas comme le complément de l'action. Chez tous les autres cinéastes, y compris ceux qui, tels Pagnol et Guitry, filment leur propre théâtre, l'action détermine la parole et la conduit: lui préexiste en quelque sorte, même si d'une parole sort une action, car c'est une autre action qui alors se développe, d'où sortira une autre parole.
Chez Rohmer au contraire, le dialogue préexiste à l'action. Profondément, il est en lui-même action: confrontation dialectique dans Ma nuit chez Maud, récit chevaleresque dans Perceval. Le déplacement des acteurs dans l'espace comme le déroulement des événements dans le temps soutiennent, prolongent, concrétisent les mouvements de la pensée et du langage qui forment le véritable noeud, central et dynamique, de l'action filmée.
Ainsi, on comprend mieux comment un échange aussi abstrait que le débat entre un chrétien et un marxiste, dans Ma nuit chez Maud, devient un fascinant morceau de cinéma. Et pourquoi, lorsque Perceval dit, parlant de lui-même, "il fait ceci et cela" tout en le faisant, nous ne sommes choqués ni par la troisième personne ni par le pléonasme. Nous assistons, non à la mise en scène d'une action commentée par le langage, mais à lamise en scène du langage.
Le pays réel.
Éric Rohmer a d'abord été, par ses écrits, l'un des pionniers d'une compréhension du cinéma qui a trouvé son couronnement logique dans ce qu'on a appelé le mac-mahonisme, au-delà duquel, si elle voulait s'en distinguer, la critique ne pouvait plus que régresser vers l'impressionnisme ou la politique, ou parler d'autre chose comme la sémiologie. Passant de la théorie à la pratique, Rohmer a su exprimer dans ses films l'admiration qu'il portait dans ses textes critiques à Murnau et à Flaherty: la racine du beau est dans la contemplation du vrai. Rien de moins convenu, rien de plus contraire à la mode et aux idéologies ambiantes que ces oeuvres où l'on parle exclusivement du bonheur et de la fidélité du couple.
Et cependant, il n'est pas de film français, aujourd'hui, qui donne de certains aspects de la vie réelle et actuelle en France, en province notamment, une image aussi loyale, aussi scrupuleusement réaliste et amicale en même temps. On pourrait avancer qu'il en va des films de Rohmer comme de la France de Maurras: il y a le pays légal et le pays réel. Le pays légal, c'est tout ce qui relève de l'effervescence médiatique et du microclimat parisiens: les dogmes et les tabous de l'intelligentsia, la télé, l'avortement, le M.L.F., la révolution à la Godard et la « nouvelle pédagogie ». Mille tentatives pour flatter le poil de l'Histoire et désagréger ce qui tient encore. En définitive, beaucoup de bruit pour une poignée de dollars. Le pays réel, ce sont des hommes et des femmes qui travaillent, qui fondent un foyer, qui connaissent encore le prix du calme, de l'équilibre, et le rythme des saisons.
La connaissance exacte et inquiète de ce prix, de ce rythme, de ce qui les menace, fait la matière des films limpides d'Éric Rohmer. Si la modernité se manifeste dans la faculté d'exprimer notre époque dépouillée des faux semblants et l'originalité dans un son de voix à nul autre pareil quoique de portée universelle, Éric Rohmer est le cinéaste français le plus moderne et le plus original. Il est aussi le cinéaste moderne le plus originellement français, le moins influencé par des styles ou des problèmes étrangers à notre génie. Quand vos descendants chercheront sous la poussière des siècles notre vrai visage, ils le trouveront plus sûrement dans la réalité des fictions de Rohmer que dans la fiction des reportages et des enquêtes.
C'est que Rohmer a l'oeil assez exercé et pénétrant pour saisir la permanence de l'humain. Cette permanence montrée dans le concret de son décor actuel, captée dans ses ressorts intimes qui sont essentiellement ceux de la relation tour à tour ambiguë, déchirée et solaire entre l'homme et la femme, forme tout le sujet de ses films. Le celluloïd comme un lierre s'attache au Baiser de Rodin.
Elle forme aussi, bien entendu, le sujet des Six Contes moraux qu'Éric Rohmer a publiés aux Éditions de l'Herne. Ces Contes sont, si l'on veut, les scénarios de ses films: la Boulangère de Monceau, la Carrière de Suzanne, Ma nuit chez Maud, la Collectionneuse, le Genou de Claire, l'Amour l'après-midi. En fait, ce sont des histoires suffisament écrites pour justifier leur publication. Rohmer manie la plume avec autant d'élégance que la caméra. Son passé de critique et son présent de dialoguiste pouvaient nous le faire pressentir.
Ces Six Contes moraux constituent autant de variations sur un même thème, ainsi défini: « Tandis que le narrateur est à la recherche d'une femme, il en rencontre une autre, qui accapare son attention jusqu'au moment où il retrouve la première. » Rohmer aime à jouer subtilement sur les mots: « moral », cela signifie aussi bien « d'où l'on peut tirer une morale » que « retraçant un itinéraire purement moral » par opposition à une action extérieure. Quant à la morale, elle ne s'impose jamais: c'est au lecteur - comme au spectateur - de la dégager lui-même des fines analyses psychologiques et des notations de détail qui s'entrelacent sur la trame du conte.
Lorsqu'on a mesuré l'énergie avec laquelle, d'ordinaire, le public et la critique rejettent les nourritures qui n'ont pas été au préalable mâchées à leur intention, on doit admettre que le succès d'Éric Rohmer tient du miracle.
Michel Mourlet
Em La mise en scène comme langage, Henri Veyrier, 1987.