Texte de Nicole BRENEZ, Professeur à l’Université PARIS I et programmatrice du cinéma expérimental à la Cinémathèque Française
Les groupes Medvedkine ou :
les révolutionnaires d’hier sont nos classiques d’aujourd’hui
«L’existence des groupes Medvedkine représente une expérience fondamentale : des ouvriers, formés au maniement des instruments cinématographiques par les plus grands cinéastes et techniciens de leur temps, décrivent eux-mêmes leurs conditions de vie et de lutte. La jonction entre le monde de l’usine et l’univers de la création put s’opérer dans le cadre d’une association née au sortir de la guerre, Peuple et Culture, dont on n’a pas décrit encore suffisamment le rôle essentiel dans le cinéma français.
Signalons simplement que deux de ses membres les plus actifs furent André Bazin et Chris Marker. René Berchoud, animateur du Centre Culturel de Palente les Orchamps (banlieue ouvrière de Besançon), établit des liens privilégiés avec Chris Marker, qui vint notamment y tourner et présenter À bientôt, j’espère en 1967, description d’une grève bisontine. Mais, comme en témoigne le débat enregistré dans le film la Charnière, les ouvriers ne se reconnurent pas dans le film co-signé par Chris Marker et Mario Marret. Naquit alors l’idée, révolutionnaire en son principe, de ne plus parler en lieu et place des ouvriers mais de leur donner les moyens de prendre eux-mêmes la parole. Grâce à l’initiative de SLON et de Chris Marker, au soutien logistique et physique de René Gautier, Joris Ivens, Mario Marret, Jean-Luc Godard, Bruno Muel, Antoine Bonfanti, Jacques Loiseleux, Michel Desrois, Nedjma Scialom, Théo Robichet, Ana Ruiz et bien d’autres, des pamphlets aussi violents que brillants sont réalisés à partir de 1967 sous l’égide de l’infatigable et génial Pol Cèbe (ouvrier et bibliothécaire du Comité d’entreprise), d’abord par des ouvriers de l’usine Rhodiacéta de Besançon, puis de l’usine Peugeot à Sochaux.
Citons le nom de quelques uns d’entre eux, ils sont la fierté de l’histoire du cinéma : Suzanne Zedet (l’héroïne de Classe de lutte), Georges Binetruy, Henri Traforetti, Georges Maurivard, Christian Corouge, René Ledigherer… Dix courts et moyens métrages, documentaires, fictions documentées, scopitone révolutionnaire (Rhodia 4X8, sur une chanson originale de Colette Magny) ou poème visuel (le Traîneau-échelle de Jean-Pierre Thiébaud) furent réalisés en 16mm. Classe de lutte (1969), la série Images de la Nouvelle Société (1969-1970) ou Sochaux 11 juin 68 (1970) accomplissent pleinement le projet ainsi défini par Bruno Muel : “ montrer ce qu’il faut surmonter d’interdits culturels, on pourrait dire ‘usurper’ de savoir, pour se donner les moyens de lutter à armes égales contre ceux qui pensent que chacun doit rester à sa place”.
On peut y ajouter la Lettre à mon ami Pol Cèbe de Michel Desrois (1971), authentique road-movie révolutionnaire, puisque l’on y voit les techniciens Medvedkine (le réalisateur Michel Desrois, l’ingénieur du son Antoine Bonfanti et le photographe José They), réfléchir en toute liberté à leur pratique de cinéastes sur le trajet entre Paris et Lille avec une inventivité et une énergie libertaires dignes des meilleurs moments de Charlie Mingus.
Montage court et plans-séquences, flickers, zooms et slogans, citations du discours du pouvoir contre témoignages directs, usage amoureux de la musique et de la chanson, travail généralisé du collage, les films Medvedkine, qui renvoient directement aux “ studios-laboratoires ” inventés par le Proletcult soviétique, nous apparaissent aujourd’hui plus précieux encore que leur modèle en raison de leur caractère purement critique.
Dans les films Medvedkine, la simple description des faits vaut pour une protestation, l’information vaut pour un appel, pas de propagande mais un permanent sentiment de révolte. On voit dans les films Medvedkine ce qu’aucun film industriel n’a jamais envisagé de montrer : la façon dont le travail abîme le corps, les affects, les rapports entre les êtres. La façon dont la vie tout entière est quadrillée par l’entreprise capitaliste, de la naissance à la mort. La façon dont les espoirs et les velléités de changement peuvent être facilement étouffés ou brisés. Comment un homme ne peut plus caresser sa femme tant ses mains sont abîmées par le travail sur la chaîne, comment une petite fille est privée de ses parents et de son enfance, comment une jeune femme renonce à penser.
L’expérience s’achève en 1974 sur un chef d’œuvre du cinéaste Bruno Muel, Avec le sang des autres, essai implacable sur le désespoir ordinaire qui s’attache à la condition ouvrière dans une société de contrôle. Longtemps marginalisés, ces films indispensables font donc aujourd’hui l’objet d’une édition DVD qui devrait inciter les cinéphiles et cinéastes d’aujourd’hui à réfléchir sur les formes contemporaines de la lutte en images. »
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domingo, 4 de novembro de 2012