La perte de la virginité de Holly, au début de sa relation avec Kit, dans Badlands, est vécue par la jeune fille comme une sorte de formalité ou de corvée dont elle est enfin débarrassée : maintenant que c’est fait ce n’est plus à faire... Elle se demande pourquoi « on » en parle tant de cette chose, le sexe, qui est visiblement à ses yeux sans importance ni réel intérêt. Dorénavant, il ne sera plus question de sexe entre eux, et ils ont l’air d’en être tous les deux soulagés. Il lui avait dit au début de leur rencontre, rapporte-t-elle, que ce n’était pas pour coucher avec elle qu’il avait entrepris cette relation, qu’elle ne l’intéressait pas sexuellement. Il avait ajouté que, venant de lui, c’était plutôt un compliment. Ce n’est donc pas un garçon hors-sexe avec les autres filles, mais au contraire une sorte de séducteur avec sa dégaine à la James Dean : il aurait pu avoir toutes les filles qu’il voulait, dit-elle.
Cette scène donne une clé de la relation qui va être la leur pendant tout le film : une relation régressive, enfantine : elle est avant tout une bonne partenaire de jeu, d’avant le sexe pourrait-on dire. Du coup le sexe n’aura plus aucune importance dans le film, mais sans que cela relève d’un quelconque refoulement.
Winnicott constate que le bon régime du jeu, dans l’enfance, exige l’absence de pulsion sexuelle. « Pour moi, dit-il, lorsqu’un enfant joue, l’élément masturbatoire est totalement absent ; si, en d’autres termes, lorsque l’enfant est en train de jouer, l’excitation physique résultant de l’implication pulsionnelle devient manifeste, alors le jeu cesse ou, à tout le moins, se détériore. »
L’une des obsessions du jeune couple dans Badlands sera précisément de ne pas laisser le jeu se détériorer. Et pour cela Kit est prêt à tout. Quiconque essaie de les empêcher de jouer est condamné à mort. En fait, Kit et Holly sont deux enfants qui tuent quand le réel les menace de ne plus pouvoir continuer à jouer.
Après que Kit a tué le père de Holly et mis le feu à leur maison, le jeune couple en fuite se réfugie dans la nature, un endroit isolé au bord d’une rivière, où ils se construisent une maison dans les arbres, où ils élèvent des poules volées, où Kit pêche les poissons de la rivière avec une nasse bricolée. Cet épisode insulaire est le moment le plus durablement heureux du film où ils sont redevenus deux enfants qui jouent à Robinson sur l’île déserte, qui se construisent des cachettes, qui établissent un nouveau mot de passe chaque jour.
Un jour Holly regarde des photos anciennes dans un appareil stéréoscopique : des photos de paysages exotiques, des inconnus anonymes d’une autre époque. Alors que l’écran est occupé par ces images, on entend la voix off de la jeune fille : « Un jour, alors que je regardais ces photos, je réalisais brusquement que je n’étais qu’une fille née au Texas dont le père était peintre sur affiches et qui avait si peu d’années devant elle. J’en eus la chair de poule. Où serais-je, en ce moment, si Kit ne m’avait pas abordée ou tué quelqu’un ? En ce moment précis… Si maman n’avait pas connu papa. Si elle n’était pas morte. A quoi ressemble mon futur mari ? Que fait-il à cette minute ? Pense-t-il à moi par hasard, même s’il ne me connaît pas ? ÇA SE VOIT SUR SON VISAGE ? ENSUITE JE VÉCUS DANS LA CRAINTE. JE SOUHAITAIS PARFOIS ME RÉVEILLER EN QUELQUE LIEU MAGIQUE. MAIS ÇA NE S’EST JAMAIS PRODUIT. »
La jeune fille parle de cette vie qu’elle en train de vivre comme l’une possible parmi celles qui auraient pu être la sienne si… C’est ainsi qu’elle va vivre cette balade : comme une vie actualisée par le hasard parmi d’autres possibles mais dans laquelle finalement elle est peu engagée car elle sait que c’est juste une vie possible parmi d’autres. Comme les enfants qui jouent sont pleinement dans le petit monde clos et magique de leur jeu, tout en sachant très bien que ce n’est qu’un jeu parmi d’autres et que la vraie vie les encercle.
A la fin du film d’ailleurs, lorsqu’ils ont été repérés par l’hélicoptère de la police, elle décide de but en blanc d’arrêter de jouer à Bonnie and Clyde. Elle le fait sans aucun pathos, sans aucune culpabilité, avec la désinvolture d’un enfant qui décide de quitter le jeu en cours pour un autre. C’est ce qu’elle va faire d’ailleurs : troquer cette vie provisoire avec Kit contre une autre vie possible, celle d’épouse, avec un autre partenaire de jeu, le fils de son avocat. Elle sort du jeu pour entrer dans un autre, comme si le monde était une cour de récréation d’avant les engagements de la vie d’adulte.
L’aventure de Kit et Holly relève du jeu d’enfant où il suffit d’énoncer : « Je serais ta fiancée ; tu t’appellerais James, moi Priscilla ; on serait des Robinsons sur une île déserte ; on serait des riches dans une grande et belle maison », pour faire exister cet univers semi-imaginaire semi-réel tout en sachant très bien que cette vie n’est pas la vraie. Sauf que pour eux il n’y en a pas de vraie.
A cette scène des photographies succède immédiatement un plan du premier chasseur de prime en train d’observer Kit depuis l’autre rive. Le moment insulaire du film est terminé. Le réel les a rattrapés. Ils sont délogés de ce qui a été pour eux, pendant quelques jours, un lieu magique. Kit va devoir tuer les assaillants qui ont envahi le périmètre sacré de leur aire de jeu et le couple va devoir reprendre la route et retourner dans le « monde plein de bruit et de fureur » comme le dit Ferdinand dans Pierrot le fou, après Shakespeare bien sûr.
Chaque fois que quelqu’un, sur leur route, les empêche de jouer, Kit dégaine et élimine ce représentant du réel. Une exception, pourtant, dans ce scénario implacable des meurtres à répétition du film. L’homme riche, dans sa grande villa bourgeoise, sera le seul à être épargné. C’est qu’il reste calme, qu’il entre dans leur jeu, et surtout qu’il ne tente rien pour les empêcher de jouer à être des grands et des riches dans une maison comme ils n’en ont jamais connu dans leur vie, où ils goûtent deux heures d’un confort apaisant : boire dans des verres en cristal, jouer avec la clochette de table, se reposer dans des fauteuils confortables. Holly sort un moment, seule, de cette maison accueillante pour se promener dans le jardin. Elle pourrait fuir aisément mais n’a pas encore la tentation de mettre fin au jeu avec le garçon. « Le monde,dit-elle à ce moment-là, était comme une planète inaccessible. Je songeais : quel endroit merveilleux où il était si facile de s’amuser ». Pendant ce temps lui joue à s’enregistrer avec le dictaphone : « Holly et moi on s’amuse pas mal. Ça dure encore. On n’est pas pris ». Avant de partir il donne au propriétaire des lieux la liste de ce qu’ils ont pris dans la maison et il affirme qu’il lui rendra tout un jour, ainsi que la voiture. Alors qu’il ne s’est pas caché d’être le tueur recherché par toutes les polices, Kit efface soigneusement ses empreintes de la poignée du cagibi où il enferme le propriétaire et sa bonne muette, avec le sérieux d’un enfant qui joue au gendarme et au voleur.
Tous les autres adultes qu’ils croisent sur leur chemin, à un moment ou à un autre, les menacent d’un retour au réel dont ils ne veulent absolument pas. Winnicott insiste sur la précarité du jeu, de tout jeu : « Ce dont il s’agit, c’est de la précarité du jeu réciproque entre la réalité psychique personnelle et l’expérience de contrôle des objets réels. C’est de la précarité de la magie elle-même qu’il est question, de la magie qui naît de l’intimité au sein d’une relation dont on doit s’assurer qu’elle est fiable » Cette précarité est insupportable à Kit qui anticipe toujours avec la plus grande vitesse et la plus grande acuité le moment où elle pourrait menacer l’état de jeu dans lequel ils ont décidé de vivre une vie parallèle.
Tout ce qui risque de mettre en danger la magie de l’état de jeu doit être éliminé dans l’œuf, avant même d’être attesté dans le réel. Un simple soupçon suffit. Une scène est très claire à ce sujet : celle où le couple a fait escale dans une maison déglinguée gardée par Caro, l’ancien collègue de travail de Kit dans le ramassage des ordures. Aussitôt arrivés dans cette possible nouvelle aire de jeu, ils s’éloignent de la maison dans un champ et commencent à se jeter des cailloux en riant. Mais le jeu a à peine commencé que Kit le sent menacé par leur hôte, Caro, qui s’éloigne avec un peu trop de précipitation vers la maison. Kit lui tire dessus sans la moindre haine ni colère, juste parce qu’il a mis en risque la possibilité de jouer. Ils resteront d’ailleurs tous les deux très attentifs, gentils et drôles avec le mourant, comme s’il n’était pas en train de mourir « pour de vrai ». Le jeu doit continuer.
Pendant tout le film, Kit entretient une relation très particulière avec quelques objets qu’il isole de la continuité du monde pour les enrôler dans des rituels ludiques que Holly observe avec attention mais qui restent souvent, pour elle, énigmatiques.
Le jour de la perte de la virginité de Holly, il emporte une pierre commémorative, même s’ il la troque très vite pour une plus petite, moins lourde à porter. Il dépose le serment qu’ils ont écrit de ne jamais se quitter dans une poubelle qu’il fait s’envoler dans le ciel grâce à un ballon. Un autre jour, il crève un ballon à coups de balles de revolver avant d’enterrer soigneusement certaines de leurs affaires dans un endroit désertique, en imaginant la surprise de ceux qui les retrouveront dans plusieurs siècles. Après le jeu de cache-cache avec le train (où ils sont aussi minuscules que les deux petites filles de L’Esprit de la ruche de Victor Erice par rapport à la masse du train), Kit décide de déléguer le choix de leur future destination à une bouteille vide qu’il fait tourner sur elle-même. Mais comme la direction indiquée par la bouteille ne lui plaît pas, il décrète que le terrain n’était pas bon, faussant le résultat, et va rejouer sur un autre terrain. Au moment de son arrestation, il crève un pneu de sa propre voiture et en attendant l’arrivée des policiers il s’affaire avec la plus grande attention et dans l’urgence à construire un tumulus commémoratif à sa propre arrestation.
Il ne cesse tout au long du film de soustraire quelques objets ordinaires au monde réel pour les faire entrer dans un espace de jeu dont il édicte les règles et les rituels, où il est en position de maîtrise, conférant à ces objets une fonction symbolique nouvelle qu’il leur a assignée. En isolant ces objets il les fait entrer dans une aire, qui est celle du jeu dans l’enfance, où l’objet est à la fois trouvé et créé, comme dans la création cinéma dont ce geste est le coeur.
A la fin du film, au moment précis où Holly a décidé de quitter la partie, et qu’il se retrouve pour la première fois sans sa partenaire, il décide dans un premier temps de continuer à jouer tout seul : il transforme en bouclier dérisoire un morceau de tôle qui traîne pour affronter comme un chevalier du Moyen Age les balles des policiers qui viennent d’atterrir en hélicoptère. Puis il va « faire avec » les nouveaux partenaires qui se présentent et jouer avec les policiers un autre rôle, qu’il a sans doute vu à la télévision, celui du gangster interviewé par la télé, ou de la rock star qui distribue sur scène quelques objets personnels à ses fans.
Son comportement enfantin est contagieux et l’un des deux policiers qui l’ont arrêté se met lui aussi à jouer au flic de cinéma en tirant un coup pour rien dans le talus, juste pour la gestuelle. Dans la voiture il n’y aura plus d’adultes, ni de policiers et de criminel, juste trois petits garçons tout heureux de jouer ensemble alors qu’ils ne se connaissaient pas quelques minutes avant.
Bad Lands - beaucoup l’ont déjà dit - est au croisement de deux veines de cinéma très différentes. La première est celle de la tradition du film américain du couple en fuite, des Amants de la nuit de Nicholas Ray à Bonnie and Clyde d’Arthur Penn. La seconde est celle du cinéma moderne européen, dont les principales mutations passent par des films insulaires décisifs dans son « invention » : Stromboli, Monika, L’Avventura, Pierrot le fou.
Ce premier film de Terrence Malick, une entrée en création en quelque sorte, comporte une séquence insulaire fondatrice où le cinéaste débutant joue lui aussi, comme ses personnages, mais avec un autre film où un couple en fuite se réfugie dans une île faussement déserte : Pierrot le fou de Godard, lequel jouait déjà avec un film fondateur de la modernité, Monika de Bergman.
« C’est vrai, dit Deleuze, qu’à partir de l’île déserte ne s’opère pas la création elle-même mais la re-création, non pas le commencement mais le re-commencement. Elle est l’origine mais l’origine seconde. A partir d’elle tout recommence. L’île est le minimum nécessaire à ce recommencement, le matériel survivant de la première origine, le noyau ou l’œuf irradiant qui doit suffire à tout re-produire. »
Dans cette séquence, Malick est conscient de re-commencer, à sa façon, Pierrot le fou. Son couple, comme dans Monika et Pierrot le fou, tente d’y re-commencer une autre vie, de repartir de l’Eden premier dont ils vont être inévitablement chassés. Dès ce premier film – cela fera retour dans Les Moissons du ciel cinq ans tard - l’Eden (entouré d’eau, comme dans la Bible) jouxte l’enfer, et l’enfer c’est le feu. Les flammes qui vont déclencher « la balade sauvage » (j’aime bien, pour une fois, le titre français) sont celles de la maison de Holly où le cadavre de son père va être réduit en cendres ainsi que sa maison de poupée de petite fille. L’aire de jeu de sa chambre a disparu mais un autre jeu va recommencer ailleurs et autrement. Pierrot et Marianne avaient eux aussi quitté l’enfer (après avoir mis le feu à leur voiture) avant de se retrouver dans un Eden insulaire provisoire et trompeur.
Le film de Malick est truffé de réminiscences du film de Godard, et indirectement de Monika. Je pense à la scène où Holly se plaint de ne pas avoir de quoi se laver, ni rien de valable à manger. Je pense à Kit pêchant les poissons comme un Robinson. Mais je pense surtout à deux scènes qui me semblent directement inspirées, sinon reprises, de Pierrot le fou. La première est celle où Kit engage la belle voiture américaine loin des routes tracées, sous les pylônes téléphoniques géants, qui rime directement avec Pierrot et Marianne s’éloignant à travers champs sous les grands pylônes électriques après avoir mis le feu à leur 404 rouge. La seconde est la scène, filmée et éclairée comme celles du voyage de nuit sur l’autoroute de Pierrot le fou, où le garçon et la fille, loin l’un de l’autre dans l’habitacle de la voiture, dialoguent dans le vide d’un monde interstellaire, leurs deux visages se détachant sur le noir du fond de l’écran.
Un autre imaginaire hante la séquence insulaire de Badlands, celui de guerre du Vietnam, qui était déjà présente dans le film de Godard dans la scène où Pierrot et Marianne improvisent un petit spectacle devant des marins américains. Sur le site de la cabane insulaire, Kit joue à préparer une riposte mi-réelle mi-ludique à une attaque éventuelle de la police. Un plan de Holly nous la montre en train de transporter des bouts de bois sur des kilomètres avec un système de portage asiatique. Au moment de l’attaque réelle des chasseurs de primes, il devient clair que cette cache souterraine, cette arme-balancier, ne viennent pas de l’imaginaire ludique de Kit mais directement des images très réelles de la guerre du Vietnam qu’il a sans doute vues, comme tous les Américains, à la télévision.
Mais dans ce re-commencement assumé Malick trouve les germes de ce qui va devenir la singularité de son cinéma. Dans la séquence insulaire, il filme pour la première fois des très gros plans de plantes, d’insectes, de nature, qui vont voir ensuite dans tous ses films la postérité qu’on leur connaît. Il filme aussi, pour la première fois, un plan qui sera sans doute le plus récurrent de son œuvre future : une femme seule, les pieds dans l’eau d’une rivière ou de la mer.
30 septembre 2011
IN LA FURIA UMANA #10
http://www.lafuriaumana.it
DoxDoxDox
sexta-feira, 30 de setembro de 2011