Une visite au Louvre
de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub
Du feu dans l’huile
par ANTOINE THIRION
CAHIERS DU CINÉMA / MARS 2004
Le nouveau Straubfilm invite à multiplier les bifurcations, à diluer le texte dans la téré- benthine qu’il travaille. Sur- face opaque par excellence, éclatée, dispersée en touches
de couleurs, la peinture de Cézanne ménage un espace pour la présence du peintre. Le texte, plus précisément la forme mal connue de l’entretien d’artiste, fait résonner l’his- toire de discours multiples, superpositions, rapts de la parole et de l’art. Car où est, dans cette Visite au Louvre, quinze ans après Cézanne (1989), le peintre dont Deleuze écrivait qu’il était « le maître des Straub » ? Il n’est ni au Louvre ni dans la série de tableaux qui forment la visite. Il occupe pourtant une place centrale, noyau dont l’authenticité n’est pas a priori garantie.
Lus off, les mots de Cézanne sont le seul guide.Tour à tour, ils louent ou conspuent, trop vite ou très longuement, chaque œuvre d’un parcours en une douzaine de tableaux. De la Victoire de Samothrace (unique statue) à L’Enterrement à Ornans de Courbet, de L’Assassinat de Marat de David aux Noces de Cana de Véronèse, aux Femmes d’Alger de Delacroix, se confrontent au recul critique et à la vitalité artistique de Cézanne les cadrages autoritaires de Straub, laissant in le cadre massif du tableau (Ingres), ou l’ex- cluant (Véronèse), centrant ou décadrant la peinture qui s’y trouve enfoncée, faisant plan de l’œuvre en sa totalité ou d’un détail seul. Résistance des œuvres à leur contexte d’ex- position, qui renverse l’expérience de tous les regardeurs de La Joconde, mis à distance par une vitre reflétant mille visages plutôt que le visage peint. Résistance de Cézanne à l’institution qui ne l’abrite toujours pas aux côtés de ceux qu’il admirait. Résistance enfin de Cézanne au texte.
Ces disjonctions sont celles du large
extrait d’une des trois conversations que Joachim Gasquet, poète de 23 ans (« épris de littérature symboliste et de philosophie, roya- liste actif, régionaliste, félibrige et catholique dévot », selon l’historien d’art John Rewald) et fils d’un ami d’enfance de Cézanne, écrivit en 1912-13 après la mort du peintre. Ces « entretiens » constituent le cœur du Cézanne publié par Gasquet (Editions Ver- dier ou Encre marine). Difficile d’imaginer texte plus impur : il est composé de sou- venirs, troué de citations de textes connus par l’auteur, de formules inventées et de pas- sages de pure fiction au style indirect. Néan- moins, sa visée est clairement maïeutique. Un historien de l’art, Edmond Jaloux, écri- vit d’ailleurs peu après que Gasquet voulait faire de Cézanne ce que Platon avait fait de Socrate. Façon de mettre en œuvre la pro- messe cézanienne : « Je vous dois la vérité en peinture, et je vous la dirai. »
Difficile d’imaginer texte moins fiable au regard de la science. L’histoire de l’art n’a pas cessé depuis de jeter le doute sur l’au- thenticité des propos attribués à Cézanne. Mais le texte de Gasquet permet de saisir en son relief inégal le mythe créé autour de Cézanne, en qui furent simultanément louées la noblesse des classiques et la radi- calité contemporaine préfiguratrice de l’art du XXe siècle : une mémoire et un présent pleins pour la peinture. Ceux qui ont consi- gné par écrit sa parole se sont multipliés de son vivant, ajoutant chaque fois une nou- velle voix. La parole de Cézanne ne peut se découvrir qu’entre les feuilles de multiples auteurs. La querelle d’historiens compte alors moins que le texte, ce texte, matériau par quoi une archéologie de la peinture, de Cézanne et de la modernité devient pos- sible.
De ces conversations ne sont conservés que les propos du peintre, lus off par une voix féminine, et quelques relances de son jeune interlocuteur, faites par Straub lui- même. La voix du cinéaste intervient une première fois devant le Paradis du Tintoret : « On dirait un Cézanne. » Tirer d’une autre peinture ce qu’il a pu y admirer, ramener progressivement les caractères de ses propres tableaux à la surface : « Si on les fréquente, au lieu de vous encombrer, ils vous prennent par la main, et vous font gentiment, à côté d’eux, bal- butier votre petite histoire » (face aux Noces de Cana). L’opération de Straub comble le manque d’une histoire jamais écrite, celle de ce que Cézanne n’a pas dit. La voix du cinéaste ne s’inscrit pas à la place d’une autre, mais entre ces deux voix, entre la fer- veur du jeune Gasquet et la profération cézanienne, sur la balance instable de ce rap- port de force.
Seconde intervention, sur Femmes d’Al- ger de Delacroix : « Et Courbet ? » Courbet, pour plusieurs raisons. Pour avoir travaillé un réalisme de la terre et des paysans. Pour avoir peint L’Enterrement à Ornans « après la mort de sa mère », figurant un peuple apha- sique, communiquant silencieusement avec les couches les plus profondes de son his- toire. Courbet, arbitrairement isolé du regard par le pouvoir, est le centre absent que Cézanne tente de faire résurgir. « Nous nous laissons toujours faire... C’est un vol... L’Etat, c’est nous... La peinture... c’est moi... Qui est- ce qui comprend Courbet ? On le fout en prison dans cette cave. » Puis Cézanne fait promettre à son jeune ami de tout mettre en œuvre pour qu’un jour on rende à Courbet sa place dans le salon des Modernes, « dans la lumière ». Enfin, regrettant que la France cache ces trésors,dans le film cette fois :« Qu’on foute le feu au Louvre, alors... tout de suite. »
La protestation de Cézanne est enterrée au plus profond de la visite. Le Louvre qui loge la résistance du peintre (à David, Ingres, au dessin et au travail d’orfèvre, mais aussi à l’institution muséale), ce serait l’exemple parfait du « fantasme straubien : une radio d’Etat qui parlerait Brecht » (Serge Daney).Au lieu de quoi le musée recouvre sa voix, appelant ainsi au désenfouissement, lente remontée au-dehors d’une résistance absolue. Elle résonne dans ce dernier cri du peintre, qui ramène la pierre du musée au feu de sa des- truction, comme dans cet autre mot que Straub affectionne : « Regardez cette montagne, autrefois elle était en feu. » C’est ce que Cézan- ne aimait chez Joachim, comme il écrit à son père Henri Gasquet : « Une jeunesse qui consente à ne pas vous enterrer immédiatement. »
Si Cézanne est un maître pour les Straub, c’est d’abord parce qu’il inverse la trouée perspective et offre un sol à quoi de mul- tiples « repentirs » ont donné un relief. Exemplairement, dans son Compotier de
« Femmes d’Alger dans leur appartement » (1834) d’Eugène Delacroix.
1879-1882, où le plan de la table se relève et acquiert les caractères de la bidimen- sionnalité. Sa touche crée saillies et cavités, une terre dense où subsistent toujours quelques pans de toile vide. Rien ne res- semble à une croûte comme un chef- d’œuvre, disait Gauguin à propos de Cézanne. Sous cette croûte, les Straub vien- nent chercher l’écorce du travail brutal et endurant de Cézanne. Ensuite, pour la découverte du peintre : le motif est toujours inépuisable dans sa répétition même. Gas- quet ne vise pas la sacralisation de l’œuvre, mais une folie créatrice qui permettrait d’entrer dans la peinture, une manière de satori par quoi le visible pourrait être mieux vu. Ainsi les Straub, qui ont toujours tenté de ramener le lointain et l’enfoui au pre- mier plan, trouvent-ils une nouvelle fois, avec Cézanne, dans sa peinture comme dans ses propos rapportés, une pleine coexistence du visible et de l’enseveli.
Il y a plus. Straub et Huillet ajoutent un édifice à la question décisive des rapports entre une parole qui s’envole et un regard
qui creuse. Curieusement, on en trouve l’ap- plication la plus nette dans le seul Straub- film qui ne soit pas d’eux, Où gît votre sou- rire enfoui ? Filmant le couple au travail, Pedro Costa y portait sa caméra dans une double direction. Une salle de montage obs- cure où se jouait la comédie de l’amour, le partage des tâches entre Straub et Huillet. Son va-et-vient à lui, entrant-sortant de la pièce, disparaissant dans le couloir pour y poursuivre sa phrase ou y chanter Mizo- guchi. Sa station à elle, les yeux rivés sur l’écran, guettant par allers-retours de pelli- cule le moment de la coupe. Second plan : l’image lancée, stoppée, accélérée, ralentie, bavarde ou mutique, de Sicilia ! Entre les envolées de Jean-Marie et la patience cou- pante de Danièle, que voyait-on ? L’inlas- sable répétition d’un morceau de film et de bribes de voix, l’action autoritaire de l’ou- til sur le matériau, l’attirail déployé au ser- vice d’un sourire à arracher au défilement. Donner la forme avec le pinceau, disait Cézanne.
DoxDoxDox
sexta-feira, 4 de março de 2011