S'il pouvait y avoir quelque beauté et quelque utilité dans l'ingrate fonction de la critique, ce serait à la condition d'éveiller en autrui, par une manière de communication poétique, le sentiment qu'une oeuvre a suscité en nous. A la limite, on parlerait aussi bien de tout autre chose, d'un lever de soleil sur le Vésuve ou de la fourrure d'un chat, pour décrire un roman de Stendhal ou les quatuors de Beethoven. Je verrais presque, en fin de compte, un poème assez mallarméen, où les sonorités subtiles et la concomitance des mots évoqueraient en l'accumulant dans leur langage parallèle l'impression globale que nous ressentons devant tel ou tel mouvement de l'art.
Cessons de rêver. Certains exercices critiques par moi pratiqués naguère m'ont apporté la conviction que l'on devrait tout dire d'un artiste en quatre pages, au pire des cas. Une seule page est mieux. Et encore, il serait peut-être plus convenable de ne rien dire.
Le savoir n'a de sens qu'en fonction de son utilité, immédiate ou lointaine: un savoir inutile n'est pas seulement inutile, mais nuisible, car l'effort de l'acquérir prend la place d'un acte ou d'un plaisir. Je tiens qu'il vaut mieux courir le guilledou ou regarder l'herbe pousser au jardin du Luxembourg que d'apprendre quelque chose qui ne servira de rien.
J'entends bien qu'il existe un plaisir du savoir, et que l'honnête homme trouve une sorte de délectation complémentaire dans l'analyse de ses sensations ou la vérification de ses idées. Mais il s'agit alors d'une activité différente et quasiment sans rapport avec mon dessein, qui est de faire découvrir. Je parle ici en termes d'action, de critique dynamique.
En outre, bien que je conçoive l'intérêt relatif de la critique de consommation, je ne puis faire que je ne sois un peu effrayé par l'abondance de cette littérature, qui tend de nos jours à remplacer l'autre, la vraie, et prolifère comme une végétation parasite sur une création de plus en plus exsangue. Lorsqu'une oeuvre a besoin d'un commentateur pour être reçue, il est clair qu'il lui manque quelque chose qui est précisément l'essentiel: l'incarnation de son propos dans sa matière.
C'est l'oeuvre elle-même, et non pas son explication ultérieure, qui doit créer le choc décisif, déterminer le oui ou le non. L'analyse se borne à confirmer le consommateur dans son acceptation ou son refus, et si elle l'ébranle, c'est au détriment de sa sincérité. Quant à enseigner vraiment, cela ne se peut produire que dans quelques cas rarissimes de jeunes sensibilités encore informes mais bien nées. Cela, dira-t-on, justifie l'analyse: c'est bien pourquoi l'on en commet de temps en temps.
Bien. Encore faut-il qu'elle soit brève, et plutôt synthèse qu'analyse, pour tenter de recréer les conditions affectives du choc. Savoir combien de fois Balzac emploie l'adjectif « blanc » dans la Comédie Humaine, et mettre à contribution pour ce faire l'électronique et les cartes perforées me paraît rejoindre le goût médiéval des pseudo-sciences, autrefois dénoncé par Rabelais ou par Molière. On veut imiter les physiciens dans leur exploration infinitésimale de la matière, sans voir que leurs découvertes entraînent des effets et des usages, alors que nulle dissection littéraire ne saurait aboutir à aucune des deux seules justifications de l'entreprise: un surcroît d'admiration pour Balzac ou la possession des recettes de son génie. De même l'explication d'une oeuvre par ses thèmes et les thèmes de ses thèmes: fumée, néant, temps perdu. Au lieu de décortiquer maniaquement les oeuvres des autres, faites plutôt des oeuvres vous-même, ou des cocottes en papier. Mais nous touchons ici à la véritable raison de la prolifération critique: l'impuissance créatrice de notre époque. On ne peut à la fois parler et agir. Un choix s'impose. Nous avons choisi de parler.
Parler pour parler, j'ai pris le parti de raconter une histoire. Et c'est une belle histoire que la vie de Cecil B. DeMille. Elle est même, je le pense très sincèrement, beaucoup plus intéressante que les jugements que je pourrais être amené à porter sur son oeuvre. Et puis, c'est amusant de raconter une histoire, de montrer que la vie d'un homme a un commencement, un milieu, une fin, des péripéties, des mobiles, des racines, un certain sens; c'est beaucoup plus amusant et vrai que de s'efforcer de ne pas raconter d'histoire, comme les romanciers d'aujourd'hui. A cet effet, j'ai abondamment puisé dans l'Autobiographie du cinéaste, me contentant le plus souvent de resserrer les événements pour mieux mettre en relief leur relation.
Comme il fallait bien, quand même, dire deux mots de ses films, j'ai demandé à Michel Marmin, auteur d'une excellente étude sur Raoul Walsh, d'écrire une introduction à cet art simple et clair. Je crois, et c'est un grand compliment, qu'il a réussi à ne pas compliquer ni obscurcir un travail qui, de The Squaw Man aux Dix Commandements, possède la force suffisante de l'évidence.
Enfin, une partie importante du présent ouvrage, composée de documents divers, textes de DeMille, témoignages de ses collaborateurs, extraits de découpages, dossier de presse, complétera de façon objectice l'image de DeMille qui se sera peut-être formée sur la rétine du lecteur, une fois la lecture achevée. Quant aux idées, il est assurément plus fécond et salubre pour chacun de les trouver en soi-même, en allant voir les films de ce grand cinéaste méconnu.
Michel Mourlet, Note Liminaire, Cecil B. DeMille, Éditions Seghers, 1968, pp. 5-7.
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sexta-feira, 23 de julho de 2010