ABSTRACT: This article examines one of the theories of art exposed by Jean-Luc Godard in Histoire(s) du cinéma(1988-1998): the symbolic alternation between images in color and in black-and-white. The black-and-white era is related to the Second World War that culminates with the Holocaust, but it was forecast, according to Godard, by the beginnings of the cinema and even by the “terrible” etchings of Rembrandt. These comparisons, apparently arbitrary, are to be considered a powerful intuition on the different memories that emanate from apparently similar images, whether they are in color or in black-and-white. This “double memory” is especially striking in the Histoire(s)in the cases of Adolf Hitler and Georges de La Tour.
1946. Pierre Guyotat a six ans. En fouillant dans la bibliothèque de sa mère, il tombe sur un ouvrage montrant les premières photographies des camps de la mort. Pour l’enfant, encore marqué par un livre-album illustré en couleurs sur Napoléon, une révélation se fait:
Je vois qu’il y a un avant, en couleur, celui de la guerre et de la tragédie naturelle d’autrefois, et un après, à jamais sans couleur, l’atteinte à l’image divine de l’Homme: ce corps nu écartelé sur une potence au sol, poignets liés au bois.
[2]
Les temps ont changé, mais l’image est restée: à l’immense majorité des photographies actuelles, en couleurs, s’oppose cette vision monochrome de la Seconde Guerre mondiale. Au sein même de cette période “noire”, ce sont précisément les représentations des camps de concentration qui semblent être restées “à jamais sans couleur”: en 2009, quand France 2 diffuse Apocalypse, une série documentaire racontant la guerre en se fondant uniquement sur des images d’archives, celles-ci sont toutes colorisées, sauf les séquences sur l’Holocauste. Seize ans auparavant, cette mémoire en noir et blanc de la Shoah avait déjà été consacrée par le film de Steven Spielberg, La Liste de Schindler. Bien qu’il fût très critique envers ce dernier film, Jean-Luc Godard a bâti sur ce même imaginaire, dans sa grande fresque Histoire(s) du cinéma, une théorie qui réunit histoire factuelle et histoire formelle. Si cette théorie a déjà été discutée, certains photogrammes présents dans les Histoire(s) permettent à mon sens de mieux en comprendre la fécondité, en particulier pour l’histoire de l’art.
Dès le premier épisode (1A) des Histoire(s), réalisé en 1988, Godard affronte la problématique du noir et blanc et de la couleur, en la liant intimement avec l’une des thèses qui lui tient le plus à cœur dans le film tout entier, celle qui fait du cinéma le prophète impuissant du cataclysme de la Seconde Guerre mondiale. Né avec le XXe siècle, le cinéma a annoncé la plus grande tragédie qu’il allait enfanter, à savoir l’Holocauste. Cette préfiguration du drame était annoncée dès l’origine, par le fait que c’était déjà “avec les couleurs du deuil, avec le noir et avec le blanc, que le cinématographe [s’était] mis à exister”. Ce n’est qu’au bout de cette tragédie, poursuit Godard, que le cinéma a enfin été capable de se racheter: quand Georges Stevens tourne “le premier film […] en couleursà Auschwitz”, il “sauve l’honneur de tout le réel”. À l’histoire tragique, en noir et blanc, succède “une vague nouvelle”, en couleurs; qu’importe si les teintes des premiers Technicolor seront les mêmes que celles des couronnes mortuaires…
De manière singulière, cette rédemption du Septième art est intimement liée à l’histoire de la peinture. Godard confronte directement les images cinématographiques aux œuvres picturales: le “terrible noir et blanc” de la guerre est aussi celui de l’
Autoportrait aux yeux hagards de Rembrandt (ill. 1), tandis que le temps de la “renaissance” est mis en parallèle avec des reproductions en couleurs d’
Impression, soleil levant de Monet (ill. 1) et de la
Nativité du Retable d’Issenheim de Grünewald (ill. 2). Ce dernier tableau rend explicite tout ce que la vision godardienne de l’histoire doit au christianisme: en posant la succession d’une ère “préhistorique”, en couleurs, d’un temps tragique de l’histoire, monochrome, et d’une période de renouveau, cette fois en couleurs, le cinéaste semble recréer la tripartition du temps chrétien, entre l’ère “d’avant la Loi”, celle “sous la Loi” (juive) et celle “sous la Grâce” (chrétienne)
[3]. La naissance du Christ, c’est le rachat de l’Homme; c’est ce que semble faire à nouveau Georges Stevens, “reporter à Auschwitz” avec l’armée américaine
[4].
Comme à son habitude, Jean-Luc Godard se garde bien de donner à son intuition la forme rigide d’une démonstration trop rigoureuse. Le cinéaste cède même souvent à un goût irrépressible pour le jeu de mots qui semble contredire ouvertement ses dires. Ainsi de l’enchaînement d’un détail (incliné à quatre-vingt-dix degrés) du Noli me tangerepeint par Giotto à l’Arena de Padoue et d’un photogramme d’
Une place au soleil de Stevens montrant Élisabeth Taylor (ill. 3), et qui a pu être considéré comme le point culminant de son raisonnement
[5]. Reprenons ce que dit Godard: “Et si Georges Stevens n’avait utilisé le premier film en seize en couleurs à Auschwitz et Ravensbrück, jamais sans doute le bonheur d’Elizabeth Taylor n’aurait trouvé une place au soleil”. En plus du fait que le film de Stevens a été tourné à Dachau
[6], n’est-il pas particulièrement contre-productif, pour les besoins de la formule autant que par inclinaison personnelle, de choisir un film en noir et blanc comme horizon de la rédemption? On pourrait être tenté, comme beaucoup d’historiens, de ne considérer les théories de Godard qu’avec un intérêt mâtiné de prudence.
Aux blagues de potaches et aux inexactitudes factuelles, s’ajoute une interprétation historique pour le moins contestable: non seulement la couleur apparaît au cinéma avant la Seconde Guerre mondiale, mais surtout elle n’est pas le privilège de l’Amérique. Les Nazis, eux aussi, étaient des partisans de la couleur, que ce soit dans le cinéma, avec le procédé de l’Agfacolor Neu, ou dans la photographie
[7]. Walter Frentz, caméraman et photographe d’Hitler, ne fut-il pas chargé de faire le plus grand nombre possible d’images en couleurs du dictateur pour “montrer le Führer sous son côté humain”? De fait, les photographies de Frentz ont gardé une dimension choquante pour le regard moderne, au point qu’elles n’ont été publiées que récemment
[8]. Celles d’André Zucca représentant “les Parisiens sous l’Occupation” firent même scandale quand elles furent montrées à la Bibliothèque historique de la Ville de Paris au printemps 2008: ce qui choquait le plus, ce n’était pas tant le fait qu’il s’agisse d’images de propagande, ce que l’exposition ne signalait guère, c’était surtout l’intensité avec laquelle les images en couleurs rendaient actuelle une période que l’on s’était habituée à voir avec la distance du noir et blanc
[9]. Volontairement ou non, l’épisode 1A des
Histoire(s) du cinéma semble donc négliger la présence ambiguë de la couleur dans l’imagerie de la guerre.
Au cœur même de cet épisode, Jean-Luc Godard a pourtant placé une image qui remet en cause les formules définitives qu’il prononce par ailleurs: on y voit Adolf Hitler, de profil, en couleurs (ill. 4). En un seul photogramme, à la présence presque subliminale, Godard laisse la place à une autre interprétation de l’histoire, illustrant de manière magistrale les parenthèses du titre de son film.
Il est possible que quelqu’un ait déjà souligné l’importance de cette photographie; il est peu probable que celle-ci ait été mise en rapport avec un autre écart du même ordre situé dans les Histoire(s), et qui concerne le domaine de la peinture ancienne. Au cours de l’épisode 1B, Godard montre d’abord un détail en noir et blanc du Saint Sébastien de Georges de La Tour conservé au Musée du Louvre (ill. 5), avant de conclure son épisode sur un autre détail du tableau, cette fois en couleurs – et dans des teintes tellement accentuées que la pleureuse de La Tour ne semble plus qu’un motif abstrait de rouge et de bleu (ill. 6). Cette double présence, en noir et blanc puis en couleurs, du même tableau de Georges de La Tour dans un même épisode du film de Godard ne fait que confirmer ce que laissait entendre la photographie d’Hitler en couleurs, seule au milieu d’une multitude d’images monochromes (ill. 7): comme la grande Histoire, l’histoire de la peinture ne signifie pas la même chose selon qu’elle est vue en couleurs ou bien en noir et blanc.
Par cette alternance chromatique, Godard corrige et complète sans le dire les théories de l’un de ses principaux inspirateurs en matière d’art: dans son
Musée imaginaire, André Malraux considérait en effet la “photographie en noir” comme la seule capable de “‘rapproche[r]’ les objets qu’elle représente, pour peu qu’ils soient apparentés”
[10]. En “séparant” un même “objet” en une double apparence, l’une monochrome, l’autre colorée, Godard ouvre une nouvelle aile du musée imaginaire, tout en se préoccupant bien de ne pas fermer l’ancienne; ce qui compte, ce sont les rapports entre les différentes mémoires de l’art.
Il y aurait beaucoup à dire sur cette double mémoire, qui touche “toutes les histoires”: celle du cinéma – Godard cinéaste n’a lui-même cessé d’alterner entre couleur et noir et blanc –, celle de la photographie et celle de la peinture. Malraux notait déjà que la gravure s’était chargée de faire exister ce monde monochrome depuis la Renaissance. Mais la chose va plus loin: Titien, le peintre de la couleur, ne se targuait-il pas à la fin de sa vie de ne peindre qu’avec du rouge, du noir et du blanc? Étudier les avatars de cette présence monochrome permettrait certainement de renouveler l’opposition séculaire, et souvent paresseuse, entre le dessin et la couleur.
Contentons-nous pour l’instant du cas de Georges de La Tour, peintre du XVIIe siècle tout autant que d’un XXe siècle qui l’a redécouvert. Au cœur de la Seconde Guerre mondiale, René Char écrivait:
La reproduction en couleur du Prisonnier de Georges de La Tour que j’ai piquée sur le mur de chaux de la pièce où je travaille semble, avec le temps, réfléchir son sens dans notre condition. Elle serre le cœur mais aussi désaltère! Depuis deux ans, pas un réfractaire qui n’ait, passant la porte, brûlé ses yeux aux preuves de cette chandelle. La femme explique, l’emmuré écoute. Les mots qui tombent de cette terrestre silhouette d’ange rouge sont des mots essentiels, des mots qui portent immédiatement secours. Au fond du cachot, les minutes de suif de la clarté tirent et diluent les traits de l'homme assis. Sa maigreur d’ortie sèche, je ne vois pas un souvenir pour la faire frissonner. L’écuelle est une ruine. Mais la robe gonflée emplit soudain tout le cachot. Le Verbe de la femme donne naissance à l’inespéré mieux que n’importe quelle aurore.
Reconnaissance à Georges de La Tour qui maîtrisa les ténèbres hitlériennes avec un dialogue d’êtres humains.
[11]
Quelques années à peine avant la révélation de Pierre Guyotat, un poète avait lui aussi associé les “ténèbres hitlériennes” avec le noir et le blanc; mais ce terrible présent n’était pas compris comme devant durer à jamais, puisqu’une “reproduction en couleur” suffisait à redonner espoir.
Georges de La Tour reviendra chez Godard. Outre le détail en noir et blanc du Saint Sébastiendu Louvre, répété dans l’épisode 4B desHistoire(s) en opposition directe avec la Nativité de Grünewald, c’est devant une autre nativité, du peintre lorrain cette fois, que le cinéaste se filmera en 1994, dans JLG/ JLG. Autoportrait de décembre, en train de brûler une allumette, comme à vouloir mettre en œuvre sa théorie de “l’art, c’est-à-dire ce qui renaît dans ce qui a été brûlé”. Comme un écho, aussi, aux paroles de Malraux:
Dans cette obscurité peuplée, lentement une veilleuse s’allume: et elle fait apparaître des bergers serrés autour d’un enfant, la Nativité dont la flamme tremblante va s’épandre jusqu’aux limites de la terre...
[12]
L’
Autoportrait de décembre s’ouvre sur une photographie en noir et blanc de Godard enfant; le
Nouveau Né de La Tour, lui, est en couleurs (ill. 8 et 9)
[13].
[1]Ce texte a pour point de départ une conférence donnée, avec Cyril Neyrat, au premier Festival d’histoire de l’art de Fontainebleau, en mai 2011.
[2]Pierre Guyotat,
Formation, Gallimard, Paris 2007 [édition consultée: Folio, Paris 2009, pp. 64-65]. Le livre dont parle Guyotat, récemment réédité par les éditions L’Harmattan, a pour titre
Les Témoins qui se firent égorger.
[3]Cette dimension chrétienne est soulignée dans Jean-Luc Godard et Youssef Ishaghpour,
Archéologie du cinéma et mémoire du siècle. Dialogue, Farrago, Tours 2000, pp. 76-77.
[4]Cette formule fait allusion à l’article polémique d’Élisabeth Pagnoux, “Reporter photographe à Auschwitz”, in
Les Temps modernes, vol. LVI, n. 613, 2001, pp. 84-108. Sur la controverse qui l’a opposée, aux côtés de Gérard Wajcman et de Claude Lanzmann, à Georges Didi-Huberman, voir le livre magistral de ce dernier
Images malgré tout, Minuit, Paris 2003. Didi-Huberman fera de la série
Apocalypse une critique qui nous semble en revanche trop unilatérale (“En mettre plein les yeux et rendre
Apocalypse irregardable”, in
Libération, 21 septembre 2009).
[5]Voir notamment Jacques Rancière,
La Fable cinématographique, Le Seuil, Paris 2001, pp. 232-233; Georges Didi-Huberman,
Images malgré tout, cit., pp. 182-187; et Céline Scemama,
“Histoire(s) du cinéma” de Jean-Luc Godard. La force faible d’un art, L’Harmattan, Paris 2006, pp. 115-116 (ainsi que l’image de couverture).
[6]Georges Didi-Huberman,
Images malgré tout, cit., p. 182 n83.
[7]Nathalie Boulouch,
Le Ciel est bleu. Une histoire de la photographie couleur, Textuel, Paris 2011, pp. 95-99.
[8]Hans Georg Hiller von Gärtringen (éd.),
Das Auge des Dritten Reiches. Hitlers Kameramann und Fotograf Walter Frentz, Deutscher Kunstverlag, Munich 2006 [traduction française:
L’Œil du IIIe Reich. Walter Frentz, le photographe de Hitler, Perrin, Paris 2008, d’où est tirée la citation qui précède].
[9]Jean Baronnet (éd.),
Les Parisiens sous l’occupation: photographies en couleurs d’André Zucca, cat. expo. (Bibliothèque historique de la Ville de Paris, Paris, 20 mars-1
er juillet 2008), Gallimard, Paris 2008.
[10]André Malraux,
Les Voix du Silence, Gallimard, Paris 1951, p. 19.
[11]René Char,
“Feuillets d’Hypnos (1943-1944)”, dans
Fureur et Mystère, Gallimard, Paris 1948 [repris dans:
Œuvres complètes, Gallimard, Éditions de la Pléiade, Paris 1983, n. 178, p. 218].
[12]André Malraux,
Les Voix du silence, cit., pp. 388-389.
[13]Sur la valeur du noir et blanc dans cette photographie, voir Jacques Aumont,
Amnésies. Fictions du cinéma d’après Jean-Luc Godard, POL, Paris 1999, pp. 101-103.