LE MASQUE ET LA PART DE DIEU
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In conjunction with the Mubi Notebook, La Furia Umana is grateful for the opportunity to present the original French text of Luc Moullet's "Le masque et la part de Dieu," on the films of Eric Rohmer. An original English translation by Ted Fendt is being co-presented by Notebook, here: http://mubi.com/notebook/posts/the-mask-and-the-role-of-god.
Our special thanks to Notebook and Ted Fendt for making this possible."
Cécil résumait ainsi sa différence par rapport à son frère William DeMille : « Moi, je montre mille chameaux, et toi, tu montres un chameau et tu le psychanalyse. » Eric Rohmer ressemble beaucoup plus à William qu’à Cécil, Freud en moins.
Ce qui fascine avant tout chez lui, c’est son opiniâtreté à ne pas sortir de son sujet unique ou principal, souvent résumé, de façon un peu trompeuse, par son titre : Béatrice Romand veut réaliser un beau mariage, ou bien en faire bénéficier son amie (Conte d’automne), Brialy veut caresser le Genou de Claire(c'est-à-dire être sûr qu’elle soit virtuellement consentante), le maireLucchini veut créer une médiathèque là où il y a l’arbre, Marie Rivière part à la recherche du Rayon vert. Pour vaincre la monotonie, Bernard Verley comprend qu’il lui suffit, avec sa femme, de faire l’amour l’après midi. Jean-Marie Rouzière ne cesse de traverser la Place de l’Etoile. Trintignant pense avant tout à retrouver la fille à la bicyclette, titre premier de Ma nuit chez Maud. Toute l’intrigue de son dernier film repose sur le fait que Serge Renko est untriple agent. Ce qu’on n’aurait su, s’il n’y avait ce titre, qu’au bout d’une heure de film. Un personnage principal le plus souvent, et toujours une volonté, un but, en apparence dérisoire ou modeste : il ne s’agit pas de sauver l’humanité, ou de découvrir le trésor des Bermudes. Le spectateur est rassuré : il sait où il va. Le quoi est défini au départ, seul le comment importe. Pour varier un peu, il y aura un film marabout-bout de ficelle : il faudra beaucoup de temps pour faire la connaissance de la femme de l’aviateur.
Une même façon de procéder : du roman Elisabeth (1944) à Conte d’automne(1998), le monde rohmerien ne varie pas d’un iota. Il est d’ailleurs symptomatique que dans Elisabeth, il écrit : « Le genou de Claire faisait…un petit triangle foncé et brillant. » (p. 196). Le Genou ne sera tourné que vingt six ans après, et le nom de Claire revient encore dans son projet La Roseraie (1951). Ce qui n’est pas étonnant après tout puisque Le Genou de Claire a du faire l’objet d’une première ébauche peu après Elisabeth. On peut supposer qu’une Claire fut l’objet des premières amours déçues du futur Eric, comme une certaine Louise, dont le prénom revient d’un film à l’autre. L’opus rohmerien transcende les diverses périodes, les trente dites « glorieuses, » les trente supposées moins glorieuses, l’avant mai 68 et l’après mai 68, l’avant Mitterrand et la suite, rien n’interfère dans son parcours. Aucune référence aux « évènements » sans Elisabeth, que son auteur soutient avoir écrit en juillet et aout 1944, à un moment où la plupart des français avaient bien d’autres occupations que d’écrire un roman. J’aurais d’ailleurs tendance à soutenir qu’Elisabeth n’a pas été composé précisément en ces mois-là, et qu’il s’agit d’une provocation.
Provocation dont Rohmer est coutumier : « Occidental, au contraire, par son image, le cinéma, jusqu’à ce jour, le demeure dans son esprit. Je ne conteste pas plus à l’Inde ou au Japon le droit de faire des films, mais je crois que les traditions auxquelles ces peuples restent encore attachés sont moins fécondes que la nôtre » (Cahiers du cinéma, n° 52, p. 25). Ou encore, « le fait d’assimiler la valeur cinématographique d’une œuvre à la violence d’une certaine revendication sociale m’apparaitrait…comme une aimable plaisanterie » (Cahiers du cinéma, n° 26).[1] Provocation qui se confirme à traversL’Anglaise et le Duc et à son ironie politiquement (et délicieusement) incorrecte à l’égard de la République et des révolutionnaires, on ne peut plus répugnante. La question que se pose le spectateur, émerveillé par les prouesses de Rohmer, c’est : « Comment va-t-il tenir une heure et demie sur une matière aussi frêle ? » Matière qu’il retourne dans tous les sens. Il peut y avoir trente ou quarante répliques consécutives sur un même sujet tout à fait futile. Encore Rohmer s’est-il un peu freiné depuis ses remarques filandreuses du début de carrière : « Son nom, c’est elle, elle est cela, elle n’est pas une femme laide, mais cet air laid, elle n’a pas le droit de le prendre. Elle le prend parce qu’elle le veut, parce qu’elle veut qu’il lui appartienne à elle, mais elle n’a pas le droit de le prendre. Elle n’a pas le droit de le prendre, parce qu’il lui appartient trop et que je déteste en elle ce qui lui appartient le plus. Je déteste ce qu’il y a de plus en elle, je le déteste. En ce moment, j’aime n’importe quelle femme plus qu’elle. Je la hais, j’aime toutes les femmes et je la hais. En ce moment n’importe quelle femme est plus belle » (Elisabeth, p. 69). Sophismes gamins, à l’image d’une recherche pédante de mots difficiles : « Le zig zouiller du crampadouille, dit Moulet » (toujours dans Elisabeth, au tout début).
Le minimalisme de Rohmer n’est pas aussi poussé que le mien, centré souvent sur les objets et les êtres sans âme, coca, terril, roubine, banane, cafard, chien, steak (le steak de Rohmer a moins d’importance dans son court métrageCharlotte et son steak que dans mon Un steak trop cuit). Le centre rohmerien, c’est l’être humain, même si l’objet, bidon d’huile (Elisabeth), vase (La Collectionneuse), billet de banque (La Carrière de Suzanne), toque (Les Nuits de la pleine lune) y a un rôle primordial, et ce, à titre de révélateur.
Ses relations sentimentales, son travail (celui du postier de La Femme de l’aviateur, celui de la boulangère de Montceau, etc…), la maison où il passe son existence, c’est très important dans la vie de l’être humain. Rohmer demeure le cinéaste qui nous a le plus montré l’importance d’un logis où l’on est à son aise (Conte de printemps, Conte d’hiver, Les Nuits de la pleine lune) ou que l’on n’a pas (Le Signe du lion), la ville où on vit (de Talloires à Cergy en passant par Clermont Ferrand, Nevers, Valréas, Saint Tropez, la Vendée, Granville ou Marne la Vallée : un panorama de la France digne de Balzac), bref les problèmes essentiels de la vie de tout à chacun, faussement dérisoires par rapport à l’attirail filmique traditionnel (nulle cascade, nul coup de feu chez Rohmer).
Ce minimalisme est lié à la simplicité de la vie même de Rohmer, qui ne conduit pas, préfère marcher, et n’est pas mondain pour un sou. Je l’ai vu refuser des invitations à déjeuner qu’il eut été normal, et même souhaitable d’accepter, pour un rédacteur en chef des Cahiers du cinéma, lorsqu’il s’agissait d’un homologue ou d’un critique étranger.
Le succès n’était venu pour lui que très tard (à 49 ans, avec Ma nuit chez Maud). Il a dû patienter de longues années, se contenter de peu – le putsch qui l’exclut en 1963 des Cahiers, où son travail de mise en page et recherche de textes était par trop minimaliste (le sommaire chaque mois sur une feuille de papier pelure rose punaisé au mur, avec quatre textes et trois critiques, et c’est parti mon kiki) fut pour lui dramatique sur le plan économique et l’obligea fort heureusement à se consacrer à la réalisation. Sa technique cinématographique découle de ce mode de vie : découpage ultra classique, ni plongées ni contre-plongées ni flous, très peu de retours en arrière, de fondus enchainés ou de steadycam, un minimalisme discret, pas agressif. Et sa structure de production en découle aussi : il gère son entreprise en bon père de famille, avec un petit coté Vieille France, sans jamais courir le risque d’une faillite (comme Vecchiali, Truffaut, Godard ou moi).
Une présentation des actions très simple et claire, avec souvent des plans-séquences fixes, une image très poncée, au point parfait, aux couleurs harmonieuses (sans faire cependant étalage de son harmonie comme Visconti) qui correspond entièrement à la rigueur de ses films documentaires en noir et blanc. Mais l’objectivité visuelle est contredite par une subjective profonde : au point de vue de Rohmer, s’opposent parfois celui du narrateur et de celui de chacun des personnages. Souvent, le spectateur en sait plus (Pauline) ou moins qu’eux (Ma nuit chez Maud). L’une des grandes forces de Rohmer résiderait dans cette perpétuelle dialectique entre l’objectivité et la subjectivité, la clarté de l’image et l’obscurité des sentiments et des actes, qui évite la monotonie d’une redondance entre la « forme » et le « fond. »
Le risque de répétition est en effet très présent dans une œuvre aussi identique d’un bout à l’autre de la carrière d’Eric. Mais la répétition d’un film à l’autre, d’une scène à l’autre est aussi source de l’intérêt. Elle peut faire gag, du genre slowburn (sauf dans Les rendez-vous de Paris, où la reprise par trois fois d’un même système sur des histoires différentes n’est pas sans agacer : c’est du déjà vu. Aussi, ne faut-il jamais voir deux Rohmer à la suite.) Le public s’attend à ce qu’il va voir, sous des sujets divers. Ca le rassure. Pas étonnante que les Rohmer les moins commerciaux soient souvent ses productions les plus chères ou en dehors de sa norme, Le Signe du lion, avec ses relents sartriens et la mise au deuxième plan de la femme, Perceval le Gallois, trop uniquement axé sur le travail plastique et décoratif et un peu ésotérique[2], L’Anglaise et le Duc, aux trucages douteux avec ses mauvaises échelles de grandeur entre le décor et les êtres humains, et Triple Agent, qui substitue à l’intrigue sentimentale l’intrigue policière et d’espionnage, premier véritable film de genre pour ce cinéaste de quatre vingt quatre ans : quel courage il lui a fallu ! Mais, après tout, à cet âge, Rohmer est peut-être moins intéressé par les conflits sexuels. Et son goût de lamachination (l’œuvre d’un seul – par opposition au complot, machination collective préférée par Rivette), est-il plus fort que celui des motifs qui suscitent la machination, et que celui des alternatives du cœur humain, auxquelles on l’a peut être trop tôt identifié. A travers Fabrice Lucchini, Feodor Atkins et Serge Renko, ce serait la machination en soi qui le passionnerait au premier chef, avec son cheminement aussi complexe que les états d’âme des amoureux rohmeriens. Le problème peut alors être défini : les Rohmer hors norme ont-ils moins marché commercialement parce qu’ils correspondaient moins à l’étiquette du cinéaste, ou parce qu’ils sont moins réussis ? Je précise : moins réussis parce que plus chers, donc moins faciles à maîtriser.
La machination, qui atteignait son point culminant dans la scène du quiproquo de la salle de bains (Pauline à la plage) très vaudeville, mais suscitant néanmoins des gloses infinies, ne semble que le moyen de préserver le secret, même si l’échafaudage des tromperies semble être ce qui passionne le plus Rohmer.
Il n’est pas inutile de rappeler la passion de Rohmer pour le ? Voyez les premiers grands articles de chacun dans les Cahiers. Combien y trouve-t-on de points d’interrogation ?
Il y en a 1 chez Rivette (sur Hawks)
2 chez Chabrol (sur Hitchcock)
3 chez Godard (sur le découpage classique)
8 chez Truffaut (sur la tradition de la qualité)
16 chez Schérer-Rohmer (Vanité de la peinture, Cahiers n°3).
Rohmer réussira à pulvériser ce record : 31 dans le premier épisode de La Celluloïd et le Marbre (n°44°), établi en février 1955, et qui, un demi-siècle après, tient toujours le coup !
Il s’agit là essentiellement d’une tactique : plutôt que d’asséner ses vérités, comme les autres, il les présente comme des options à ses dilemmes, dont il connait très bien la solution, sous le couvert d’un masque assez hypocrite. Il affirme ainsi avec douceur, ne heurte pas le lecteur, laissant croire que sa conclusion éventuelle sera le résultat d’une recherche en cours. Parfois, même le titre comporte ce signe (A qui la faute ?, n°39) ou bien le texte finit par lui (cf. son texte sur Isou).
Comme tout bon universitaire, il abuse du on, qui définit tantôt l’adversaire, tantôt lui-même, du nous et raréfie le je, le limitant à des affirmations plus hasardeuses. Comme ça, le lecteur a l’impression que le nous correspond à une vérité objective, et le je à une vérité subjective, alors que le nous exprime déjà une subjectivité, ainsi masquée par cet artifice. Il n’est donc pas surprenant de trouver de nouvelles interrogations à la fin de Ma nuit chez Maud, et dans Triple Agent, notamment, œuvres aussi troublés que leur image soit nette.
Dans le dernier film (peut-être celui où Rohmer a mis le plus de lui-même), l’espion Renko va si loin qu’il ne sait même plus qui il est. Il doit réfléchir pour le savoir. C’est que Rohmer a toujours vécu sous et sur lemasque, avec ses six noms, Eric Rohmer, Jean-Marie Maurice Schérer, selon l’état civile, Maurice Henri Joseph Schérer, selon l’intéressé, Anthony Barrier, le supposé réalisateur du film supposé intitulé Le Journal d’un scélérat, Gilbert Cordier, auteur d’Elisabeth, Dirk Peters, signature deBérénice (1954), et je ne sais pas tout. Une chatte n’y retrouverait pas ses petits. Le comble, ce sera le générique du Cabinet de physique au 18e siècle : une émission de Maurice Schérer réalisée par Eric Rohmer (on imagine les conflits entre les deux hommes), ou l’interview d’Anthony Barrier par Maurice Schérer. Il y a là un côté potache.
S’il va recevoir le Prix Delluc, c’est nanti d’une moustache postiche. Il sépare complètement sa vie privée rive-gauche de sa vie professionnelle rive-droite, où il a un harem mental. Rue d’Ulm-Avenue Pierre Ier, ce qui rappelle les deux maisons des Nuits de la pleine lune. Il triche sur sa naissance (1920 à Tulle, et 1928 à Nancy selon le Dictionnaire Belour du Cinéma). A-t-il vécu avant 1946 ? Nul ne le sait. Ses futurs biographes auront du pain sur la planche. Il ne va même pas présenter ses films dans les Festivals, ou, s’il y va, il reste cloitré dans sa chambre. J’ai eu bien de la chance qu’il accepte de jouer dans Brigitte, mon premier film (et aussi qu’il m’apprenne à écrire à peu près convenablement). Il avait peur que la mondanité et les hommages tuent son inspiration (comme ils ont tué la créativité de Fleischmann). Il est le seul à vouvoyer tous ses copains, sauf Gégauff. Et j’éprouvais une certaine jouissance à lui dire vous tout en l’appelant « Momo. »
Ce roi des intellos est en même temps un grand sportif, habitué du Cross du Figaro, et boxeur distingué, à l’anglaise : j’ai apprécié en 1950 son excellent direct du droit face à Froeschel, le directeur du Ciné Club du Quartier Latin.
C’est peut-être cette jeunesse perdue qui a suscité en lui son amour de la provocation.
Rohmer triche toujours. Exprès, il fait commencer son magnifique Conte d’hiverpar une très mauvaise séquence, un film d’amateur banal et mal fichu.
Catholique fervent transfuge de l’existentialisme, il devient le plus libertin des cinéastes français, un libertinage mental je précise. C’est d’ailleurs chez les cinéastes très marqués par le christianisme que le trouve le plus de libertinage et de perversions sexuelles : voyez DeMille, McCarey, Hitchcock, Buñuel, Rossellini.
Son catholicisme me semble surtout une autre forme de provocation. Il me disait qu’il respectait le Pape, qu’il se rendait tous les dimanches à l’église. Mais je suis allé plusieurs fois à celle de sa paroisse, et je me suis déplacé pour rien : je ne l’y a jamais vu. Qu’après mai 68, on parle sans cesse de Dieu sur un lit (Ma nuit chez Maud), c’est évidemment de la provocation, tout comme son refus de l’argent de la Loi d’Aide (L’arbre, le Maire…) pour ne pas faire de faux contrats – chacun le pratique – tout comme la défi de sortir ce même film à l’improviste dans une seule salle sans pub et sans attaché de presse (audace qui attira fort l’attention de la presse et du public), ou la gageure, sur des films surtout conçus dans une optique minimaliste (Le Rayon vert, L’Anglaise et le Duc) de dépenser de folles sommes d’argent pour des maquettes ou des effets furtifs ou presque invisibles. Ou encore sa dénonciation véhémente (et gratuite) de la politique sacrilège de l’aménagement du territoire forézien (le carton initial d’Astrée et Céladon).
A part Le Signe du lion, dont les protagonistes étaient de la même génération, on peut dire que, comme Bresson, plus il vieillit, plus ses interprètes sont jeunes (tout au moins jusqu’au Conte d’automne). Comme s’il voulait lui aussi récupérer une jeunesse perdue : marié à 37 ans, premier film (et gros bide) à 39 ans après un premier long métrage inachevé.
Comme beaucoup de réalisateurs germanophiles et proches de l’Allemagne (Straub, Godard, Bergman), il mise beaucoup sur le texte. C’est normal puisque dans ce pays froids, la vie en maison, et donc axée sur le dialogue, est très importante. On lui a reproché cette prédominance du texte.[3] Carné, membre du comité de sélection pour Cannes, s’était scandalisé du choix de Ma nuit chez Maud pour la Croisette. Pour lui, c’était du vulgaire « théâtre filmé ». La querelle est aujourd’hui dépassée. On remarque que Truffaut, Rivette et Chabrol, plus anglophones, plus occidentaux, font un moindre usage de la parole. On mentionne toujours l’irruption de la culture dans l’opus rohmerien, et à travers un contexte qui ne lui est pas propice. Kant (Conte de printemps), Dostoïevski (Le Rayon vert, Une femme douce, jamais tournée), Pascal et Marx (Ma nuit chez Maud), plus Tolstoï (La Sonate à Kreutzer), Poe (Bérénice), Kleist (La Marquise d’O, Catherine de Heilbronn). Une culture étrangère, ou, si elle est française, inconnue ou oubliée : Chrétien de Troyes (Perceval), D’Urfé (L’Astrée), la Comtesse de Ségur (Les petites filles modèles).
L’influence de Bergman est évidente : comme chez lui, les personnages y sont révélés, non pas tellement par le béhaviourisme, mais par des réflexions des protagonistes sur eux-mêmes. Avec cette différence qu’il y a plus de cohérence formelle chez Bergman (travail sur le contraste notamment), alors qu’elle est plus passive chez Rohmer, soumis aux exigences de lieux qu’il transforme peu, par souci d’économie principalement. Rohmer, qui s’est révélé par un texte sur le « cinéma art de l’espace », et dont la dernière grande étude concerne la composition à l’intérieur du cadre chez Murnau, a toujours considéré que les grands cinéastes étaient ceux qui offraient un travail très soutenu sur lesformes. Il me disait : « Moullet, je sais pourquoi vous aimez Buñuel. C’est parce que vous êtes tous les deux des fumistes. » Hommage involontaire qui m’a fait très plaisir. Il voulait dire par là que nous n’étions pas de vrais cinéastes parce que nous n’avions pas d’univers formel, plastique, décoratif et de cadrage qui soit cohérent, comme un Murnau ou un Eisenstein. Mais on pourrait en dire autant de Rohmer, dont les projets de films sont constitués uniquement par des listes de dialogues. J’ajouterais que ceux qui proposent un univers formel cohérent dans le cinéma d’aujourd’hui sont des cinéastes décevants : Greenaway, Kounen, Gilliam, Medem, qui me semblent, eux, assez proches de la fumisterie.
A vrai dire, la primauté du texte est logique pour quelqu’un comme lui, qui a une longue expérience de critique. Précisons que son travail/écrit sur le cinéma et l’art fonctionne plus sur l’ample noblesse de la phrase[4] que sur le contenu, à preuve sa critique de The Big Sky (Cahiers, n° 29) qu’il aurait très bien pu rédiger sans voir le film : quatre lignes seulement sur deux cents évoquent de façon précise ce western de Hawks. Rohmer est un généraliste qui complète heureusement le spécialiste qu’était Truffaut. Influence de Bergman, disais-je, comme du classicisme français, Marivaux, Musset, etc… Mais l’influence que Rohmer a exercé reste encore plus considérable : s’il n’a révélé, par sa plume, aucun cinéaste (à l’encontre de Truffaut), sauf Buster Keaton, qu’il a tout au moins aidé à redécouvrir (cf.La Revue du Cinéma, n° 14), il a beaucoup aidé directement Brisseau, qu’il a véritablement lancé. Et on sent sa présence à travers les films de Woody Allen, de Hal Hartley ; de Liliane Dreyfus, d’Arielle Dombasle, de Jérôme Bonnell (Le chignon d’Olga), de Vincent Dietschy (Julie est amoureuse). Guiget ne jurait que par lui.
La machination consiste aussi en l’élaboration de dialogues très précis, écrits ou conçus souvent trente ans auparavant. Une telle rigueur, une telle préméditation a besoin en contrepartie (Rohmer, fan de Renoir, le sait bien) d’éléments incontrôlables, soit au tournage, soit dans l’optique de l’intrigue. Ce sera soit l’imprévu prévu (la fortune qui tombe du ciel dans les poches de Jess Hahn dans Le Signe du lion, l’arrivée de la pleine lune, la confusion stupide entre Courbevoie et Levallois dans Conte d’hiver), soit l’imprévu imprévu (la recherche de l’heure bleue dans Reinette et Mirabelle, ou du rayon vert). Toujours la part de Dieu.
Luc Moullet
[1] En fait, Rohmer le réactionnaire est beaucoup plus près de la réalité sociale et morale du Français que les cinéastes soi-disant sociaux (Daquin, Vautier, Carré, Gavras, Boisset, Carpita). A travers Conte d’hiver, on voit très bien la réalité sociale de la coiffeuse ou dans La Femme de l’aviateur celle du postier). Il magnifie le français ou la française moyenne en lui faisant don d’une exceptionnelle puissance d’auto-analyse. Il est même anti-capitaliste lorsqu’il dénonce le danger qu’il y à avoir plusieurs maisons (Les nuits de la pleine lune). On pourrait certes, lui reprocher, de faire parler tout le monde de la même façon, le prolo comme l’intellectuel. Mais ce qui ne passe pas chez Kant marche très bien chez Rohmer, car c’est une qualité de raisonnement qui est identique plus que le choix de termes sophistiqués. Et si le terme pédant est déplacé – ainsi la complétude évoquée par Arielle Dombasle – ça fait rire.
[2] Je sais bien que les pièces du Moyen Age se terminaient sur une « Passion du Christ » qui était une forme d’alibi. Mais de cela, peu de gens étaient au courant : il eut fallu le préciser avant de nous infliger les vingt dernières minutes de Perceval qui semblent tomber comme les cheveux dans la soupe et restent de toute façon très chiante après ce mélange étonnant (détonant) de médiéval et de futurisme.
[3] Ca parle trop ? Qu’à cela ne tienne, la première bobine de Conte d’été sera sans dialogue.
[4] « Une longue habitude a déjà scellé l’accord du tracé nonchalant de ses vieilles rues avec les brutales pensées dont l’entailla Haussmann : présent et passé s’y marient, sans grâce peut être, avec assez de bonheur toutefois pour que les audaces de l’un n’aient profané qu’à moitié les reliques de l’autre. Ainsi, après cinquante ans d’enthousiasme, de révolte, de systématique démolition, notre art moderne, avant de donner ses derniers coups de pioche, se sentirait-il sous le coup d’une si vive pudeur que l’œuvre de celui qui se proclame le plus audacieux de ses représentations en dût, elle aussi, bon gré malgré, porter la trace » (Cahiers, n°10, p ; 32, à propos d’Isou)