À propos de quelques regrettables tâtonnements
Corps à corps, le corps filmé
Nicole Brenez
Le corps nécessairement nous inquiète : il est par où entrent l'accident, le déclin, la mort, il est ce à quoi il faut échapper, par exemple en laissant des vestiges figuratifs que d'autres, peut-être, considéreront comme de l'art. Ce tourment familier se renouvelle aujourd'hui de préoccupations collectives, les humains vivent désormais sous l'empire de sourdes et violentes questions : notre corps fait l'objet d'initiatives scientifiques et industrielles dont il nous faut décider, le plus souvent en toute méconnaissance de cause, à quel point elles constituent des progrès ou des attentats. Découpé tranche par tranche en images numériques (c'est l'état actuel du glorieux emblème de l'humanisme, l'écorché), clonable, breveté jusque dans ses constituants génétiques, le corps semble entièrement déployé sur lui-même, extériorisé et reproductible à volonté : les attributs classiques de l'image moderne soudain passent en lui, elle aura servi de laboratoire à son devenir. De même que le corps a pu se voir ramené par la guerre au statut de « chair à canon » ou par l'économie à celui de « force de travail », il devient matière première industrielle, en un mouvement de confiscation qui injecte de l'inhumain au plus profond des caractéristiques de l'espèce. Simultanément, dans beaucoup de films, l'humanité rêve sa disparition, récapitule ses désastres, ses démissions, ses défections et, dans certains d'entre eux, son remplacement général par un double mieux adapté aux perfectionnements biologiques. Nous nous sentons de plus en plus serrés, presque broyés, par l'étau d'une contradiction : dans la dimension de la singularité, le corps vécu ne recouvre plus le corps connu et semble infini, parce qu'ouvert par l'inconscient qui le laboure d'images mentales ; dans la dimension de l'espèce, le corps organique à l'inverse paraît soudain fini au point de se voir objectivé jusque dans ses gènes comme chose industrielle. « L'homme, pendant des millénaires, est resté ce qu'il était pour Aristote : un animal vivant et, de plus capable, d'existence politique ; l'homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d'être vivant est en question. » La définition de Michel Foucault revêt une actualité chaque jour plus brûlante, on ne saurait échapper à l'emprise de cette sourde violence. À prendre pour repère une formule de Freud qui date du début du siècle, « celui qui est malade dans son corps n'est possible sur la scène que comme accessoire, non comme héros », il apparaît avec toujours plus de crudité que le souci d'être, au sens biopolitique, envahit les consciences. Signaux vacillants de notre détresse, les figures de cinéma se structurent presque toujours à présent d'une pathologie quelconque, à commencer par l'athlète, autrefois figure de proue de la puissance humaine, dont la signification s'est complètement inversée depuis son interprétation classique comme bella figura, jusqu'à devenir aujourd'hui l'effigie de notre idiotie, de notre propension à accepter de transformer notre organisme en laboratoire d'expérimentations pour l'industrie pharmaceutique. Pour le pire (les films de domestication) et pour le meilleur (Stephen Dwoskin), l'histoire de la représentation du corps trouve dans la conquête visuelle de la maladie l'une de ses voies royales. Le sexe apparaît ici pour identifier le lieu où la persona s’abîme, non plus dans une jubilation libératrice (utopie de la génération qui avait vingt ans en 1967), mais dans une destruction qui ne laisse plus rien de vivant puisqu’elle dévore l’être à l’endroit même de son désir à être. C’est le triomphe de Georges Bataille, dont l’aura noire s’imprime sur l’éros revendicatif de Stephen Dwoskin, Lionel Soukaz, Tony Tonnerre, Lech Kowalski, dont les entreprises intempestives s’avèrent pourtant parfaitement contradictoires avec tout ce que l’idéologie nous prescrit en termes de renoncement et de mutilation de soi.
À la fin du XIXe siècle, le cinéma émerge pour objectiver les liens entre recherche scientifique sur le mouvement, industrie militaire et contrôle des corps. « Si l’on savait dans quelles conditions s’obtient le maximum de vitesse, de force ou de travail que peut fournir l’être vivant, cela mettrait fin à bien des tâtonnements regrettables », écrit Étienne-Jules Marey en 1873. Les différentes techniques de relevé et de décomposition visuelle du mouvement doivent éliminer l’approximation, elles aboutiront à l’enregistrement cinématographique. En tant que dispositif technologique, le cinéma sert d’abord les intérêts de l’État et de l’Armée (le ministère de la Guerre finance la station physiologique de Marey), qui, eux-mêmes, préservent les privilèges d’une « féodalité financière », selon l’expression d’Augustin Hamon, futur beau-père de Jean Painlevé. Aux États-Unis, les recherches d’Eadweard Muybridge s’inscrivent dans le contexte de la taylorisation du travail ; en France, celles d’Étienne-Jules Marey dans le contexte de la « rationalisation » du mouvement humain et animal. Dans les deux cas, il s’agit d’une entreprise de contrôle et de rentabilisation des corps, qui commence avec la chronophotographie, passe par le cinéma et se prolonge aujourd’hui avec la production la plus massive d’images jamais connue par l’humanité.
Mais toute technique, tout objet, toute institution, toute logique peut être détournée, subvertie et retournée contre ses propres déterminations, dont la complexité reste à interroger. À l’invention du cinéma comme instrument d’exploitation et d'assujettissement répond nombre d’initiatives émancipatrices aussi cruciales qu’ignorées des histoires officielles, les États généraux du film documentaire permettront d’observer les enjeux et la portée de certaines d’entre elles. Refus des fatalités physiologiques, analyse des quadrillages figuratifs, recherches d’autres découpages corporels : le cinéma a pu et peut tout cela, aussi. Avec Bon Pied Bon Œil et toute sa tête, l’essai polémique du groupe Cinéthique, avec les pamphlets visuels de Carole Roussopoulos, Sylvain George, Mounir Fatmi, avec les constats amers et aimants de Slim Ben Chiekh et Olivier Dury, avec les études insistantes de Stephen Dwoskin ou de Lionel Soukaz, avec les explorations visuelles de Stan Brakhage, Robert Fenz et Caitlin Horsmon, avec les poèmes ethnologiques de Raymonde Carasco entrepris sous l'égide d'Antonin Artaud, avec les revendications festives d'Anthony Stern, s’élaborent autant de gestes d’arrachement de la représentation à elle-même pour que, d’enregistrement comptable d’une trace de corps, l’image devienne intervention spéculative sur la présence, la vie organique, les besoins réels, les désirs hurlants et parfois déchaînés du corps.
Dans sa dimension collective, le cinéma tout entier apparaît comme une vaste enquête formelle sur la présence. Simultanément trace, reconstitution et clignotement, le matériau figuratif s’y manifeste à l’état de fétiche, il est un prélèvement, offrant ou non hypothèse sur l’être. Comme le formule Philippe Garrel : « Il y a une solidarité des artistes véritables et des révolutionnaires, parce qu’ils refusent les identifications ordinaires. » Le cinéma aurait pour fonction d'ordre quasiment anthropologique de nous rappeler aux possibles corporels, de nous envoyer des constructions d'images telles que nous ne puissions pas clore l'organisme sur ses déterminations. Qu'il les enregistre ou les invente de toutes pièces, le cinéma nous envoie des présomptions de corps et cela suppose de reposer les questions figuratives les plus élémentaires : « Un film prélève, suppose, élabore, donne ou soustrait-il le corps ? De quelle texture le corps filmique est-il fait (chair, ombre, projet, affect, doxa) ? Sur quelle ossature tient-il (squelette, semblance, devenir, plastiques de l'informe) ? À quel régime de visible est-il soumis (apparition, épiphanie, extinction, hantise, lacune) ? Quels sont ses modes de manifestation plastique (clarté des contours, opacité, tactilité, transparence, intermittences, techniques mixtes) ? Par quels événements est-il défait (l'autre, l'histoire, la déformation des contours) ? Quel genre de communauté son geste laisse-t-il entrevoir (peuple, collection, alignement du même) ? En quoi consiste véritablement son histoire (une aventure, une description, une panoplie) ? Quelle créature au fond est-il (un sujet, un organisme, un cas, un idéologème, une hypothèse) ? »
À ce titre, l’inventivité formelle des films des années soixante et soixante-dix en matière de représentation des corps engagés dans le plaisir ou dans la lutte fut sans égale. Avec une énergie inépuisable, un humour ravageur, une pertinence historique qui se confirme chaque jour depuis 1969, Carole Roussopoulos, seule ou en collectif, n’a cessé de réinventer les formes de l’essai et de l’analyse visuelle en documentant les luttes féministes, homosexuelles, ouvrières et anti-impérialistes. Son œuvre considérable couvre quarante ans de luttes (Mouvement de libération des femmes, Front homosexuel d’action révolutionnaire, luttes des Palestiniens et des Black Panthers, combats des ouvriers de Lip...), et sur tous les terrains de la souffrance physique (avortements, dons d’organes, soins palliatifs, viol conjugal, handicap, excision...). Carole Roussopoulos livre une critique idéologique des médias, dévoile oppressions et répressions, documente les contre-attaques, recueille les paroles furtives et menacées. À revoir ou découvrir de telles radicalités joyeuses, puissantes et parfois ironiques, la question s’impose : et aujourd’hui, quelle énergie ?
Le plasticien et vidéaste Mounir Fatmi développe son œuvre de façon impavide, dans un grand calme polémique. Grâce à lui, de brefs assemblages d’images, de lettres et de sons font circuler partout dans le monde quelques affirmations difficiles à avaler pour les civilisations concernées, tant arabes qu’occidentales : les embargos tuent les peuples et enrichissent leurs dirigeants, la religion du sacré et celle du commerce s’équivalent, les peuples ont perdu leur efficacité révolutionnaire et cela se voit dans les mouvements de foule, les images qui occupent l’espace public servent surtout à oublier celles qui ne sont pas faites… Mounir Fatmi allume quelques brasiers sous forme d’élégants poèmes électroniques.
Comme nous le montrent les essais cruels et limpides de Lech Kowalski, William E. Jones ou Simon Kansara, notre corps est un organisme intégralement politique dont tout s’acharne à nous priver : nous-mêmes comme les autres, l’intérieur comme l’extérieur, le psychique comme le social. Alors, au-delà de la critique des motifs d’humiliation, d’oppression économique et d’exploitation figurative, qu’est-ce qui nous permet de contre-attaquer ? Theodor Adorno affirmait que la renaissance de la morale après Auschwitz ne pouvait s'opérer qu'à partir d'un « sentiment corporel », depuis ce qu'il nommait « la zone de la carcasse et de l'équarrisseur », zone effroyable où s'articule l'existence physique la plus misérable avec les plus hauts intérêts de l'humanité et qu'il opposait aux « parcs nationaux » de la pensée métaphysique traditionnelle. C'est le lieu même où se tiennent Jérôme Schlomoff et François Bon, inventant un dispositif figuratif unique pour proposer un film qui soit celui des sans-abri et dont les signataires apparaissent moins comme les auteurs que comme les vecteurs. Par tous les moyens possibles, voix, écriture, photographie, film, il s’agit de fournir des instruments utilisables à leur gré à ceux qui souffrent le plus de ne pas avoir d’image de soi et dont la société voudrait bien qu’ils demeurent et meurent anonymes afin de pouvoir les oublier plus sûrement. Quart Monde ici, Tiers Monde là-bas, Tiers Monde ici, pensée d'équarrisseur de nos gouvernements : les émigrations et leurs diverses répressions requièrent l'invention d'une nouvelle ethnologie, celle du déporté économique, une ethnologie des gestes de survie face aux oppressions, à quoi travaillent de nombreux cinéastes et vidéastes aujourd'hui parmi lesquels Sylvain George, Olivier Dury, Slim Ben Chiekh, relevant et prolongeant les initiatives de Laura Waddington, Chantal Akerman ou Erwin Wagenhofer.
Avec pour cartes les plans de Stan Brakhage, Carole Roussopoulos, Mounir Fatmi, Lionel Soukaz et d'autres que nous évoquerons en paroles et en images, à la manière des créatures chimériques de Jean Cocteau, explorons la zone obscure et cruciale du sentiment corporel.
Sources:
Sigmund Freud, Résultats, idées, problèmes (1890-1938, vol 2), trad. de Jean Laplanche et al., Paris, PUF, 1985.
Michel Foucault, Histoire de la sexualité 1 - La Volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976.
Étienne-Jules Marey, La machine animale. Locomotion terrestre et aérienne, Paris, Germer Ballière, 1873, introduction. Cité par Christian Pociello, La science en mouvements. Étienne Marey et Georges Demenÿ, Paris, PUF, 1999.
Augustin Hamon, Les maîtres de la France. La féodalité financière dans les transports, ports, docks et colonies, Paris, Éditions sociales internationales, 1938.
Philippe Garrel, Thomas Lescure, Une caméra à la place du cœur, Aix-en-Provence, Admiranda/Institut de l’Image, 1992.
Theodor W. Adorno, Métaphysique. Concept et Problèmes (1965), Christophe David, Paris, Payot, 2006.
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quarta-feira, 27 de outubro de 2010