L'AMOUR N'EST PAS
PLUS FORT
QUE L'ARGENTLouis SkoreckiCahiers du Cinéma n° 322, abril 1981, pp. 10-14Le cinéma allemand est comme ceinturé par une ligne de blockaus. Quelques-uns abritent des cinéastes, les autres sont vides car leurs habitants, croyant que la guerre était finie, sont partis faire du cinéma ailleurs. Fassbinder, avec quelques autres, est resté dans son blockaus. C'est de là qu'il nous envoie son dernier film, un hymne à l'amour fou sur fond de fascisme flamboyant, un film dérangeant qui est aussi, accessoirement, l'histoire d'une chanson, d'une guerre, et une parabole sur la lutte des classes. Est-il vraiment besoin d'ajouter que le blockaus de Fassbinder, c'est sur son dos qu'il le transporte. Comme un escargot. Quelqu'un qui a pris soin de ne pas laisser sa maison traîner n'importe où car elle contient tout: sa culture, ses souvenirs, son art, sa peur, sa paranoïa - tout.
L'escargot
Ce film n'avance pas, il a toujours l'air de faire du sur-place. L'histoire qu'il raconte - le fascisme envisagé comme décor, prétexte à une chanson - est trop incrédible, historiquement, pour ne pas laisser transparaître la seule préoccupation constante de Fassbinder: la non-évolution radicale des personnages. Un pas à gauche, un pas à droite, on fait mine de comprendre, on esquisse une parodie de prise de conscience - foutaises! La caméra se met à virevolter autour des protagonistes costumés d'un mauvais rêve, elle accentue le côté creux et conventionnel de ceux qui ne sont plus que des porteurs de vêtements, des déguisés définitifs. Le personnage de mélo est immobile, c'est celui qui le décrit, qui tourne autour de lui, qui bouge. Et celui qui le décrit est un écrivain, un artiste, un inventeur: qui crée, bien sûr, des Mme Bovary à son image, des Lili Marleen conformes: quand la pauvre chanteuse, indécise, troublée, idiote, ne sait plus répondre à son amant, juif et résistant, que « je suis de ton côté », ou « je ne fais que chanter, c'est tout », Fassbinder n'invente rien, et sourtout pas un personnage qui, rétroactivement, lutterait contre la barbarie nazie. Non. Il ne fait que refléter ce que lui, selon toutes probabilités, serait amené à proférer dans ces conditions-là: lentement et avec un air buté, décidé, Lili Marleen insiste: je ne suis que ce que je suis, et rien d'autre. Si elle s'engage dans une entreprise périlleuse - récupérer un film clandestin sur ce qui se passe dans un camp de concentration et le faire passer en zone libre - c'est dans un ultime effort d'identification avec son amant résistant, effort dérisoire, futile, et d'ailleurs complètement incrédible. Elle ne fait que suivre son instinct (et un ordre de Fassbinder, qui joue le chef des résistants, et qui lui dicte ses désirs). Ce film sur des morts, cette preuve que des gens meurent et vont mourir, ce n'est rien moins que la métaphore de ce qu'est tout film, et qu'on oublie de plus en plus, une chose figée, un cadavre. Autour de cette idée, de cette chose sans odeur, de cette preuve morte, Fassbinder se déplace imperceptiblement. Juste le temps de ne rien prouver.
L'amour
Le film est donc l'histoire d'une liaison: un homme et une femme s'aiment follement, elle est allemande, petite chanteuse de cabaret, il est quasiment allemand lui aussi - mais suisse, et juif, et bourgeois, et riche. Cela fait beaucoup de différences, beaucoup pour un seul homme. Beaucoup trop: assez pour que, conspiration familiale aidant, la liaison débouche sur une totale impossibilité harmonique, un hiatus social. Roman-photo alors? Dans un sens seulement: celui de la passion impossible, de l'amour qui tourne court et de la toile de fond qui est une prolongation onirique du réel, un bricolage à partir des signes les plus flagrants et colorés de l'histoire du nazisme. S'aimer sous les bombes, dans les décors verdâtres de mort et de ruine, c'était le pari mélodramatique des amants du Temps d'aimer et du temps de mourir, un pari poétique qu'il était relativement facile à Sirk de remporter: l'amour meurt, le pays aussi, tout tourne au gris, à la fatalité, et les violons viennent quand il faut. Il en va autrement ici: le pays respire l'arrogance des vainqueurs, le fascisme triomphe, il s'agit de faire avec, de vivre. Ces deux là, qui s'aiment comme des fous, physiquement et sentimentalement, totalement (on a rarement filmé la passion avec autant de nudité et d'évidence, c'est comme ça, deux corps qui s'élancent l'un vers l'autre, qui se tendent, qui bandent, qui font l'amour), cet homme et cette femme ont aussi à exister, par ailleurs, et à choisir: lui, de faire sortir d'Allemagne des Juifs (et leur fortune), elle, de chanter (et d'accepter le succès quand il vient). La famille juive est fermée, hautaine, un clan d'arrogance bourgeoise. Lili Marleen est inconsciente, elle flotte sur une transparence, elle prête son corps à la propagande. Personne n'est épargné: durs décors de la petitesse sous toutes ses formes, que ne vient éclairer que ce seul amour, démesuré. Et la chanson.
La chanson
Orchestrée somptueusement par Peer Raben, cette version détournée de Lili Marleen, émouvante et étrange, revisite le passé de l'Allemagne. Et sert à n'importe qui: les hauts-dignitaires nazis, les soldats perdus dans leurs tranchées, les défaitistes, les anti-fascistes, l'Étranger. Une femme se prête au Pouvoir, une chanson traîne, triste. Est-ce les paroles ou la musique qui comptent le plus? De quel bord est l'émotion? D'aucun peut-être: l'émotion excède la politique, elle appartient à celui qui l'éprouve - juste le temps de l'éprouver, pas plus. Ce film est donc l'histoire d'une émotion-relais: le plus petit commun dénominateur entre le plus grand nombre d'hommes, ce qui, à un moment ou à un autre de leurs vies, les a unis. Tous pareils et démunis devant cette même émotion, bête. Et les contradictions qui demeurent, lisibles, repérables. Faites votre choix!
La guerre
Comment témoigne-t-on de la mort des hommes quarante ans après? A partir d'une trame fictionnelle relativement identique (un artiste juif, sa femme allemande, toute la famille), le feuilleton Holocauste avait choisi de fictionnaliser la souffrance: très viollement pris à parti, émus, des spectateurs ont vécu quelque chose comme la mort d'une famille, la mort en famille. Et puis? Ne reste-t-il pas, aujourd'hui, que cette idée monstrueuse: l'holocauste des Juifs est une fiction? Apprendre la vérité par le biais de la fiction, n'est-ce pas fictionner, rêver - et, à la longue, douter? Fassbinder ne permet aucune de ces aberrations: on n'apprend rien avec ce film qui mélange tout, qui dérange chaque chose - le passé lui-même, mal daté, peu repérable, se mélange constamment à une sorte de présent d'opérette, un présent en représentation. Personne n'aura ici de preuve, fictionnelle ou historique, de l'horreur de l'holocauste: chacun est renvoyé à ses doutes, son malaise, ses trous de mémoire. La guerre reste vive, la blessure ouverte - et on ne s'en débarassera pas à si bon compte, pas avec un film, pas avec le toc d'un film en tout cas. Ce qui reste de Brecht c'est: refuser d'embarquer le spectateur dans une morale toute prête, une conclusion. Pas moyen de faire l'économie de la perplexité: chaque spectateur, manipulé, mis en scène, doit accepter d'être en guerre avec lui-même, partagé entre l'émotion et la réflexion, libre. Libre de dire « oui », « non », « peut-être ». Pas commode d'accepter cette liberté-là: juger les personnages, leurs actes, se regarder le faire, juger le cinéaste et sa paranoïa. Paranoïa de vie bien sûr, très loin des effets de « cinéma », du plan considéré comme le début et la fin de tout, prétexte à tous les « off ». Loin de l'esthétisme, de la cinéphilie, et même du kitsch. Il n'y a rien de cela dans Lili Marleen: rien que du présent de souffrance, philosophique, théâtrale, poétique. Une bousculade des genres, une guerre des sens et l'idée, très forte, qu'au dehors, quand on sortira du cinéma, ce sera pareil. On aura, le temps d'un film, perdu une guerre: on n'aura pas rêvé. Pas vraiment.
La lutte des classes
On ne veut pas de la petite chanteuse dans la riche famille juive, et elle perdra son homme, comme dans toute chanson triste qui se respecte (et qui dit une vérité sociale). On ne veut pas d'effets de télévision au cinéma, ce sont des effets étrangers: qu'ils restent dans leur camp! Fassbinder casse cette règle, il métisse le cinéma avec la télévision, invente un bâtard. Le cinéma bien sûr y gagne: la caméra fonce sur un visage pour casser une séquence, hâchurer un sentiment; des personnages se croisent furtivement, échangeant quelque chose, on est dans une feuilleton d'espionnage; de la sueur perle sur le corps cadré de près de l'amant juif, des plans très froids le montrent faisant l'amour avec Lili Marleen, quelques instants après on a replongé dans l'invraisemblable de la série, on file dans le style heurté de la télé. Qu'on se rassure: le jouet-Cinéma ne se casse pas si facilement, il supporte le choc. Le bâtard est beau, il a des couleurs vives.
Speed 1
Un cinéaste accepte de casser une séquence, de se servir du montage comme ponctuation visible, comme arme: la chose est assez rare pour ne pas passer inaperçue. Plus: pour choquer. D'autant que ces effets de montage sont souvent des effets de répétition, destinés à figer la fiction et les personnages dans un éternel présent, un sur-place nerveux et angoissé: ainsi ces plans de guerre, ces stock-shots de soldats, toujours les mêmes, qui reviennent et rythment de manière répétitive et la chanson que les hommes en guerre écoutent et le film que le spectateur suit. Mais qui écoute qui, qui suit quoi? La chanson, elle aussi, poursuit les soldats allemands, et le film nous file, nous surveille. Fixité totale, propice à tous les delires: les sentiments n'évoluent pas, les personnages sont immobiles, les spectateurs aussi - et la chanson se répète à l'infini. Répétition douloureuse: il y a une très grande vitesse, une frénésie de vie, dans ce ressassement perpétuel du présent. Des sursauts: Hanna Schygulla joue autant avec son ventre qu'avec ses yeux, elle a des palpitations, s'essouffle, respire à partir de l'intérieur d'elle-même pour faire jouer contre le tissu de satin son ventre qui palpite. Des courses contre la répétition obsessionnelle: Giancarlo Giannini, enfermé dans une cellule couverte des portraits de Lili Marleen, contraint pour avouer son identité à réécouter sans cesse le disque de la chanson, un disque rayé qui saute à chaque fois au même endroit, répétant le même dérapage, atroce. L'horreur: sortir à tout prix de cet espace, trouver une issue. Un plan plus large où bouger plus librement. Donner libre cours à son énergie (dérision: la scène du disque rayé est jouée comme une parodie - la souffrance n'est qu'un feuilleton).
Speed 2
Godard: « ralentir, décomposer, on va trop vite ». Tout le cinéma moderne tourne autour de la vitesse: accélérations brutales de Cassavetes, ralentissements imperceptibles de Scorsese, sur-place speedé de Fassbinder (et la musique, omniprésente chez tous, qui accompagne les trajets - presque un nouveau personnage). Godard et Scorsese, occupés par le plan comme unité, cherchent avant tout à pointer quelque chose, fixer une émotion, un instant. Cassavetes et Fassbinder, peut-être parce que ce sont aussi des acteurs, des gens qui risquent à proprement parler leur peau dans des films, tentent plutôt de reculer les limites de l'espace à l'intérieur d'une séquence, d'inventer des agglomérats de plans. Ils foncent, détruisent, construisent. Ils sont obligés, pour y loger leur corps d'acteur en même temps que leur obsession d'un cinéma vivant, de trouver autre chose. Ils inventent des hybrides. Que ceux-ci fonctionnent est aléatoire - l'important n'est pas le film en tant qu'aboutissement, c'est l'expérience filmique dans sa totalité qui compte (on retrouve sans doute ici une part du cinéma primitif, originel). Quand l'objet-film est réussi, il ne ressemble souvent à rien: il émerveille, et il plonge en même temps dans la perplexité. L'objet Lili Marleen est de ceux-là.
DoxDoxDox
terça-feira, 24 de novembro de 2009